à Lunéville ce 25 février 1748
J'ay aquité votre lettre de change madame Le lendemain de sa réception, mais je crains bien de ne vous avoir payée qu'en mauvaise monoye.
L'envie même de vous obéir ne m'a pu donner de génie. J'ay mon excuse dans le chagrin de savoir que votre santé va mal. Comptez que cela est bien capable de me glacer. Vous ne savez peutêtre pas mr Dargental et vous avec quelle passion je prends la liberté de vous aimer tout deux. Si j'avois été à Paris vous auriez arrangé de vos mains la petite guirlande que vous m'avez ordonée pour le héros de la Flandre et des filles, et vous auriez donné à l'ouvrage la grâce convenable. Mais aussi pourquoy moy! quand vous avez la grosse et brillante Babet dont les fleurs sont si fraiches? Les miennes sont fanées, mes divins anges; et je deviens pour mon malheur plus raisonneur et plus historiografe que jamais. Mais enfin il y a remède à tout et Babet est là pour mettre quelques roses à la place de mes vieux pavots. Vous n'avez qu'à ordonner.
Mon prétendu exil seroit bien doux icy si je n'étois pas trop loin de mes anges. En vérité ce séjour cy est délicieux. C'est un châtau enchanté dont le maître fait les honneurs. Madame du Chastelet a trouvé le secret d'y jouer Issé trois fois sur un très beau téâtre et Issé a fort réussi. La trouppe du Roy m'a donné Mérope; croiriez vous madame qu'on y a pleuré tout comme à Paris? et moy qui vous parle je me suis oublié au point d'y pleurer comme un autre. On va tous les jours d'un palais dans une kiosk, ou d'un palais dans une cabane, et partout des fêtes, et de la liberté. Madame du Chastelet qui joue aujourduy Issé en diamans vous fait mille compliments. Je ne sçais pas si elle ne passera pas icy sa vie. Mais moy qui préfère la vie unie et les charmes de l'amitié à toutes les fêtes j'ay grande envie de revenir dans votre cour.
Si monsieur Dargental voit Marmontel, il me fera le plus sensible plaisir de luy dire combien je suis touché de l'honneur qu'il me fait. J'ay écrità mon amy Marmontel il y a plus de dix jours pour le remercier. J'ay accepté tout franchement et sans aucune modestie un honneur qui m'est très prétieux, et qui à mon sens rejaillit sur les belles lettres. Je trouve cent fois plus convenable et plus beau de dédier son ouvrage à son amy et à son confrère, qu'à un prince. Il y a longtemps que j'aurois dédié une tragédie à Crébillon, s'il avoit été un homme comme un autre. C'est un monument élevé aux lettres et à L'amitié. Je compte que monsieur Dargental aprouvera cette démarche de Marmontel, et que même il l'y encouragera.
Adieu vous deux qui êtes pour moy si respectable et qui faites le charme de la société. Ne m'oubliez pas je vous en conjure auprès de M. votre frère ny auprès de M. de Choiseuil et de vos amis. J'attends avec impatience le temps de vous faire ma cour.