A Geneken ce 16 mai 1745
Monsieur de Voltaire,
Un de mes amis m'envoie l'extrait de ce que vous dites de deux de mes ouvrages dans le sixième volume des vôtres.
Je trouve que vous y parlez d'une manière digne de vous, mais qu'il ne convenait pas de faire imprimer. C'est ainsi que mon ami en juge aussi. Voilà ses propres termes. C'est une plaisante chose que Voltaire mêle de donner des avis à un journaliste, & qu'il l'exhorte à publier des faussetés & des calomnies.
Quelle est votre imprudence, monsieur, d'aller dire que je n'ai pas fait un livre dont, depuis plus de trente ans, il est de notoriété publique que je suis l'auteur? N'est ce pas pour me servir d'une expression qui sente le Matanasius, n'est ce pas, dis je, vouloir arracher à Hercule sa massue?
Ignorez vous que m. Pierre Gosse, libraire de la Haye, qui a fait la première édition du Chef-d' œuvre d'un inconnu, vit encore; qu'il était ami particulier de m. de Sallengre, qu'il connaissait tous ceux qui ont commencé avec moi le Journal littéraire; que si le commentaire sur la chanson l'autre jour Colin malade, avait été l'ouvrage de la petite société qui travaillait à ce journal, m. Johnson qui en était un des auteurs, en même temps qu'il en était le libraire, aurait sans doute imprimé ce commentaire?
Pouvez vous douter que m. Husson, libraire à la Haye, dont le père acquit le droit de réimprimer l e Chef-d' œuvre, ne déclare pas que feu son père n'en avait jamais reconnu d'autre auteur que moi; que c'est avec mes corrections ou mes additions que les éditions qu'il en a données ont été faites?
Enfin, monsieur, êtes vous sûr qu'il y a plus au monde personne de ceux qui m'y ont vu travailler, & pouvez vous douter que c'est de la propre bouche de ceux qui m'y ont vu travailler que le public a su que j'en étais l'auteur?
Vous pourriez trouver des personnes à Paris qui vous diraient, que j'entendais parler de cet ouvrage, que je le voyais attribuer à m. de Fontenelle, à m. de Crouzas, à m. de La Monnoye, sans que je fisse connaître de qui il était, quoique rien ne pût flatter davantage un jeune homme, dont ce livre était un coup d'essai, que l'éclaircissement d'une méprise qui lui faisait tant d'honneur. On n'a su qu'il était de moi que longtemps après que le succès de ce livre avait excité la curiosité de savoir qui l'avait fait. Si un autre que moi en eût été l'auteur, il avait le temps de se faire connaître. L'applaudissement qu'on donnait à cet ouvrage y invitait. Croyez vous en bonne foi, qu'un succès aussi heureux eût trouvé un auteur assez indifférent pour souffrir qu'un imposteur se le fût attribué? & que l'anecdote vous en eût été confiée pour ne la divulguer qu'au bout de trente ans? En vérité, cela est risible. Que si dans la suite je m'en suis avoué l'auteur sans aucune façon, c'est qu'il était inutile de le dissimuler, cela était déjà trop connu, que d'ailleurs le livre ne me faisait qu'honneur, & que j'ai toujours cru qu'un honnête homme pouvait bien ne point publier son nom en publiant ses ouvrages, mais qu'il ne devait jamais se faire une peine de les avouer, parce qu'il n'en faisait jamais qu'il dût désavouer, c'est pourquoi je n'ai mis mon nom à aucun de mes ouvrages qu'à un seul, encore n'est ce qu'au bas d'une épître dédicatoire, où j'ai cru qu'il était plus respectueux de le mettre que de le supprimer, c'est ainsi d'ailleurs que je n'ai fait nulle difficulté de dire que j'étais l'auteur des livres que j'ai faits lorsqu'on me l'a demandé; mais que j'en ai entendu quelquefois parler favorablement à gens qui ne savaient pas que j'en étais l'auteur, sans leur avoir appris que celui là même devant qui ils en parlaient les avait écrits.
Quand même on ne saurait pas aussi parfaitement qu'on le fait, que j'ai fait le commentaire sur lequel vous donnez de si belles instructions à vos journalistes, j'ose assurer que nuls de ceux qui le liront & qui sauront lire, ne croiront votre anecdote vraie. Il n'y a personne qui ne sente qu'un ouvrage dont le ton très difficile à soutenir est néanmoins aussi également soutenu, où la même ironie qui commence dès le premier mot du titre, continue jusqu'à la fin avec le même sérieux & le même badinage, sans aucune discordance, ne peut être l'ouvrage de plusieurs. Il ne faut pas être fort habile pour sentir que celui qui a fait le commentaire d'une seule demi-strophe, est le même que celui qui a commenté toute la chanson. Quoique votre Temple du goût, surtout, m'ait convaincu que vous avez souvent le goût très dépravé, je ne puis croire que vous l'ayez au point de méconnaître ce qui est l'ouvrage d'un seul d'avec ce qui est l'ouvrage de plusieurs. Non, cela ne se peut. Aussi tout ce que je remarque ici n'est que pour vous faire voir votre imprudence, & non pour vous faire voir la fausseté de votre anecdote; vous savez trop bien & trop mieux que personne, combien elle est fausse. Vous connaissez celui de qui vous la tenez.
Après cette anecdote si imprudemment hasardée, vous donnez à votre journaliste un conseil que vous fortifiez d'un jugement, où il entre un peu de passion, du moins cela me paraît à n'en juger même que par les termes. Si, dites vous, on ajoute à cette plaisanterie(c'est à dire au Matanasius) une infâme Brochure(c'est à dire la Déification d'Aristarchus Masso) digne de la plus vile canaille & faite sans doute par un de ces mauvais Français qui vont dans les Pays étrangers déshonorer les Belles Lettres & leur Patrie, faites sentir l'horreur & le ridicule de cet assemblage monstrueux. Il y a longtemps que je vous ai averti, Monsieur, que votre style n'était ni assez régulier dans la construction, ni assez exact dans le choix des termes. Comment osez vous dire que la Déification d'Aristarchus Masso est une infâme brochure? Que signifie infâme, je vous prie, à l'égard d'une pièce où on ne prêche assurément pas la débauche & où il ne s'agit de rien qui en approche? La Déification d'Aristarchus Masso est un ouvrage d'imagination. C'est une fiction inventée pour représenter les défauts auxquels des gens de lettres se laissent aller. On y voit la présomption & les extravagances, dont l'excès & le ridicule devraient corriger ceux qui prétendent s'élever au dessus des autres par leur savoir & qui se mettent au dessous par leur déraison. On trouve dans cette Déification un peu de mythologie & de critique littéraire; voilà tout. La pièce peut être mal imaginée, mal exécutée, mal écrite. La critique peut n'y pas être judicieuse, mais cela ne s'appellera jamais une infâme brochure par quelqu'un qui sait le français, à moins que quelque passion ne lui fasse outrer la signification des termes.
Quand vous ajoutez qu'elle est digne de la plus vile canaille, faites vous réflexion que vous dites grossièrement une injure à tous ceux qui ne jugeant pas comme vous de cette Déification, peuvent trouver du plaisir à la lire? Car les goûts sont différents. J'ai vu des personnes que vous n'oseriez assurément traiter de canaille qu'à quelques lieues de distance, qui croyaient qu'il y avait dans cette pièce autant de gaîté, plus d'art, & plus de savoir que dans le commentaire sur l e Chef-d'œuvre, & qu'elle avait dû coûter beaucoup plus à son auteur. Mais quand cette Déification serait une mauvaise brochure, il est néanmoins certain qu'elle n'est point une infâme brochure & que par égard pour la diversité des goûts, vous n'auriez pas dû vous exposer à offenser d'honnêtes gens en disant, qu'elle est digne de la plus vile canaille. Si vous vous piquez de bien écrire, convenez que cette expression est déplacée & qu'elle n'est pas noble.
Vous dites ensuite que cette infâme brochure digne de la plus vile canaille, est faite sans doute par un de ces mauvais Français qui vont dans les Pays étrangers déshonorer les belles Lettres & leur Patrie. Ceci me regarde personnellement, car vous savez très bien, monsieur, que je suis l'auteur de la Déification. Vous le savez, dis je, & vous le savez très bien. Je pourrais le prouver par votre propre écriture. Vous le savez, dis je, & comment avez vous l'imprudence d'en parler, & d'en parler en des termes qui seraient injurieux s'ils ne venaient pas d'un homme comme vous & qu'ils ne s'adressassent pas à un homme comme moi? Ne savez vous pas que celui qui ne peut être injurié ne peut injurier personne? Cette réflexion devrait vous guérir du plaisir que vous avez à dire des choses offensantes, de même que de celui que vous avez à en inventer.
Si ceux de qui j'ai l'honneur d'être connu voient que c'est moi que vous voulez indiquer par un de ces mauvais Français qui vont dans les Pays étrangers déshonorer les belles Lettres & leur Patrie, ils riront de cette malignité & s'écrieront, voilà bien Voltaire, on le reconnaît. Si ceux qui liront ce que vous dites de ce mauvais François ignorent que c'est de moi que vous voulez parler, c'est par rapport à eux & à moi comme si vous n'en parliez pas. Ainsi, monsieur, vous voyez qu'il y a beaucoup d'imprudence à vous occuper à écrire des choses qui ne prouvent rien, ou qui ne prouvent que le plaisir que vous avez à débiter des calomnies contre ceux qui ont l'honneur de vous déplaire.
Je ne suis pas assez heureux pour faire honneur à ma patrie, ni aux belles lettres, mais je puis dire que s'il suffisait de les aimer beaucoup pour leur faire beaucoup d'honneur, personne assurément ne leur en ferait plus que moi. J'ai voulu servir l'une. J'ai toute ma vie cultivé les autres. Si mes offres de service en France, reçues avec tant de distinction d'abord, n'ont pas été agréées dans la suite, c'est peut-être un effet de l'envie ou de la calomnie, ou, c'est peut-être aussi qu'en m'approfondissant davantage, on a reconnu que ma capacité n'égalait pas mon zèle.
Si les progrès que j'ai faits dans les sciences ne sont pas considérables, c'est faute de talent & non pas faute d'application. En cela plus louable, quoique moins heureux, que ceux qui y font de grands progrès sans beaucoup de peine. Ainsi mes desseins sont louables, lors même que le succès n'en est pas heureux, & si je ne fais pas honneur à ma patrie ni aux lettres, il est sûr que je ne les déshonore pas.
Je ne suis jamais sorti de France par la crainte que quelque décret m'empêchât de me promener aux Thuilleries. Si j'avais eu le malheur de le mériter, ce n'aurait été sans doute que par l'infraction à quelque loi qui m'aurait rendu coupable sans me rendre criminel, & alors quand j'aurais été un aussi grand poète que Racine ou que Despreaux, mon respect pour ma patrie & la justice que je me serais rendu, m'auraient empêché de me représenter dans la vignette de mon principal ouvrage, comme un cygne qui passe la mer pour éviter des bêtes féroces. Je n'ai jamais eu la bassesse de louer les nations étrangères aux dépens de la mienne, de prodiguer à leurs grands hommes des louanges en déprimant ceux qui font honneur à la France. Je n'ai jamais fait de vers pour m'écrier en les finissant:
J'ai par un seul trait un peu trop loué une fois les Anglais, je l'avoue, mais ils m'en ont corrigé, & j'ai réparé mon erreur.
A l'égard des lettres, vous savez que je n'ai point fait le Temple du goût, que je n'ai point écrit pour prouver l'immortalité de l'âme en faisant valoir de mon nom ces misérables raisonnements, qui par une sorte d'apparence jettent néanmoins dans l'athéisme moral ceux qui ne savent pas ce que c'est que raisonner. Je n'ai fait aucun ouvrage dont je doive rougir, aucun que je doive désavouer. Ah, monsieur de Voltaire, si je voulais faire le portrait d'un mauvais Français qui déshonore les Lettres & sa Patrie(& en cela d'autant plus coupable qu'il aurait pu leur faire honneur) que cela me serait facile. Je sais où en trouver l'original. Vous le connaissez. Malgré la rudesse de mon pinceau vous seriez frappé de la ressemblance. Je sais où trouver des factums de libraires tant imprimés que manuscrits, j'en ai même que j'ai empêché un libraire de faire paraître. Je ferais venir plusieurs gazettes anglaises. Je parcourerais des ouvrages où je copierais fidèlement ces traits saillants qu'on ne peut méconnaître. J'y joindrais des anecdotes qui ne vous sont point inconnues. J'y ajouterais le caractère qu'a fait de cet original un seigneur de la cour; je le conserve en manuscrit, & n'ai point voulu le faire imprimer dans un recueil où il avait sa place naturelle, & sur le tout je ferais paraître une certaine déclaration publiée, si je ne me trompe, dans le Journal universel, par un homme qui voulait être de l'Académie française, & qui a vainement sollicité plusieurs fois pour y être reçu. Mais ce portrait ne serait assurément pas le mien.
Je finis, monsieur, une lettre qui est déjà si longue qu'elle vous aura peutêtre ennuyé. Je vous assure que mon dessein n'avait pas été de vous écrire ni de faire aucune remarque sur vos avis aux journalistes. Mais puisqu'on m'en a fait changer, permettez que je vous représente encore votre imprudence. Si j'osais me servir d'un proverbe très bas, je vous dirais qu'il ne faut point réveiller le chat qui dort. Le proverbe est bas & la comparaison n'est pas noble. Mais le sens en est très bon, il ne faut pas avoir autant de pénétration que vous en avez, ni savoir ce que vous savez pour en comprendre la force. Je ne vous dis rien, je suis tranquille. Pourquoi faites vous imprimer que je suis un de ces mauvais Français qui vont dans les Pays étrangers déshonorer leur Patrie & les Lettres?
Je vous abandonne les deux volumes du Matanasius, si vous le voulez, & tous mes autres ouvrages; dites en ce qu'il vous plaira, c'est l'affaire du public. Mais pour le reste, si cela vous attire quelque discussion qui vous soit désagréable, ne vous en prenez qu'à vous même. Je vous ai déplu par ce qui aurait dû mériter votre attachement & votre reconnaissance. C'est un malheur, mais il est plus grand pour vous que pour moi. Après ce qui s'est passé à Paris, il y a sept ou huit ans, je croyais que vous m'aviez fait l'honneur de m'oublier. C'était le meilleur parti que vous eussiez à prendre. Permettez moi de vous y exhorter, je vous le demande même en grâce. Si vous ne le prenez pas & que vous ayez l'imprudence de hasarder encore quelque anecdote, je vous avertis que j'en écrirai aussi quelques unes qui ne seront point douteuses, de grands noms, des noms connus & des personnes qui ne sont point encore où est feu m. de Sallengre, pourront en attester la vérité. Ces anecdotes sont si singulières, que le public les lira avec un très grand plaisir: je ne crois pas qu'elles vous en fassent beaucoup. Pour moi je vous assure que je ne les publierai qu'à regret, parce que quoiqu'il y ait quelque chose de très singulier & de très plaisant, j'ai des choses plus utiles à faire. Mais enfin quand j'en aurai pris le parti je m'en acquitterai de mon mieux, & ce parti est pris si vous ne m'accordez pas la grâce que je vous demande. Faites moi donc l'honneur de m'oublier, je vous en prie; ne vaut il pas mieux m'oublier que de penser, que je ne suis pas votre très humble & très obéissant serviteur.
Saint Hyacinthe