3e May 1767
Mr Nekre qui part dans l'instant, mon cher et véritable philosophe, vous rendra une Lettre au conseiller.
Messrs de la poste en ont butiné deux selon leur louable coutume. Ces messieurs de la poste aux Lettres deviendront des gens très Lettrés; ils se forment une belle bibliothèque de tous les livres qu'ils saisissent. Chaque païs, comme vous voiez, a son inquisition; vous n'êtes pas plutôt délivré des renards que vous tombez dans la main des loups.
Vôtre Lettre au conseiller devrait éxciter le monde à faire une battue. Ne voudriez vous point ajouter à l'histoire de la destruction quelque chose concernant l'Espagne en retranchant le dernier chapitre touchant le serment que devraient prêter les jesuites, chapitre devenu inutile par les précautions que l'on a prises en France contre ces pauvres diables, dignes aujourd'hui de pitié?
L'imbécile et ignorant Libraire qui s'est chargé de vôtre seconde édition ne l'aura pas achevée sitôt. Je n'ai de lui aucune nouvelle, toute communication est interrompue entre Genêve et la France. On s'est imaginé assez ridiculement que je suis en France et je m'aperçois en éffet que j'y suis parce que je manque de tout. Je ne sçais comment on fera pour faire passer dans vôtre monarchie française la Lettre au conseiller. Il n'est plus permis de Lire, et il n'y a que les auteurs du journal chrétien et Fréron qui aient la liberté d'écrire.
Vous verrez par les deux petites pièces cy jointes qu'on ne rogne pas les ongles de si près dans les païs étrangers. L'éxemple que donne L'Impératrice de Russie est unique dans le monde. Elle a envoié quarante mille Russes prècher la tolérance la bayonette au bout du fusil. Vous m'avouerez qu'il était bien plaisant que les Evêques Polonais accordassent des privilèges à trois cent sinagogues, et ne voulussent pas souffrir l'église grecque.
Bon soir, mon très cher philosophe, car il faut que Mr Nekre parte. Souvenez vous, je vous en prie, que je n'ai aucune part aux anecdotes sur Bélisaire. On m'accuse de tout, voiez la malice!