1761-05-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis Jules Barbon Mancini-Mazarini, duc de Nivernais.

L'honneur que vous faittes, Monseigneur le Duc, aux belles Lettres et à l'académie, les discours enchanteurs que vous avez prononcez, et que j'ai eu du moins le bonheur de lire, les bontez dont vous m'avez toujours honoré, et enfin le nom de Corneille, m'autorisent à m'adresser à vous.
L'Académie a daigné accepter mes propositions. Le projet qu'elle a de donner des auteurs classiques, est digne d'elle et de la France. J'ai crû qu'il convenait de commencer par le grand Corneille; j'ai représenté que nous lui devons tout, que c'est par lui seul que nôtre patrie fut enfin respectée des étrangers, qui lui refusaient auparavant la gloire du génie. Je me suis dévoüé à faire sur tous les chefs d'œuvres de Corneille, des remarques grammaticales, historiques et Littéraires, que je soumettrai au jugement de mes illustres confrères, et qui rectifiées par leurs lumières pouraient être utiles aux étrangers et aux Français.

On est entré dans mes vües avec d'autant plus de bienveillance, qu'il est temps de faire voir que la France s'occupe de ses grands hommes, et non pas de ces viles brochures et de ces malheureux romans qui nous déshonorent.

L'avilissement que quelques fanatiques semblent avoir voulu jetter sur nôtre théâtre, est encor une raison de plus qui m'encourage à rendre un hommage public au père de la scène en Europe, et à celui qui a fait la gloire de la France.

J'ai eu le bonheur de trouver dans le coin du monde où j'achève mes jours, une Edition du Cid et de Pompée, dans laquelle Pierre Corneille avait eu soin de mettre au bas des pages les endroits qu'il avait imitez de Guilain de Castro dans le Cid; et de Lucain dans Pompée. Cette Edition est dédiée à Made la Duchesse d'Eguillon, ce qui devait désarmer le cardinal de Richelieu; et l'aveu que ce grand homme fait de ses imitations, devait bien aussi appaiser Scudéri. Si quelque chose pouvait abaisser l'orgueil et adoucir l'envie, ce sera cette édition si glorieuse pour Corneille, et si peu connüe, que je suivrai.

Je pense, Monseigneur, qu'il convient de borner nos remarques aux bonnes pièces de Corneille, et d'indiquer seulement les beaux endroits qui se trouvent dans les pièces moins dignes de son génie.

Mon idée est aussi de n'orner d'Estampes que les Tragédies qui méritent d'être lües toutes entières. On doit, ce me semble, quelques honneurs de plus à Cinna et au Cid, qu'à Pertarite et à Théodore. Toutes les pièces seront assez embellies par tous les ornements que les graveurs et les imprimeurs fourniront.

Je ne crois pas, moyennant cette œconomie, que l'ouvrage doive coûter plus de 36 £: ou 40, tout au plus.

Les Sr Frères Cramer, à qui L'académie veut bien s'en remettre, et qui méritent cet honneur par leur probité, travailleront sous mes yeux. Ils auront pour leurs honoraires les souscriptions étrangères, et le produit des souscriptions de France, les frais prélevés, appartiendra à Mr Corneille et à sa fille, les seuls qui portent le nom de ce grand homme.

Les souscripteurs ne paieront rien d'avance; il ne s'agit que de trouver un assez grand nombre de Français, touchés de l'honneur des Lettres, de celui de la patrie, et du sort d'une famille nôble, dont le plus grand lustre est celui que Pierre Corneille lui donne, réduite à n'avoir d'autre bien que ce nom illustre.

Le peu que j'ai fait pour l'éducation de Mlle Corneille ne suffit pas; je me flatte que la nation m'aidera, quand vous voudrez bien vous, et mes confrères lui donner l'éxemple; et vous encouragerez sans doute mon projet, quand vous sçaurez que mademoiselle Corneille, sous la figure d'un enfant, a l'âme de Cornélie, avec beaucoup plus de simplicité.

Nous imprimerons les noms des souscripteurs. Je porte mes espérances jusqu'à croire que le Roy, protecteur de l'académie, sera à la tête de ceux qui favorisent cette entreprise.

Que la famille royale, les princes, les seigneurs souscrivent pour quelque nombre d'exemplaires, le roy pour une vingtaine, les autres à proportion, il se fera un fond suffisant pour une Edition digne des protecteurs, et de Corneille lui même, qui n'aura, selon l'usage, trouvé de vrais protecteurs que longtemps après sa mort.

J'ajoute qu'il ne faut pas regarder cette Edition comme étrangère; elle est faitte par vôtre confrère; les gravures, les caractères, le papier, un ouvrier principal, tout viendra de Paris, et on travaillera en France dans ma maison.

Si je peux avant ma mort consommer cette entreprise, je mourrai bien plus content du tître d'Editeur du grand Corneille, que de tous mes faibles ouvrages, qui ne m'ont procuré, comme à lui, que les ennemis les plus vils, et les plus acharnez.

La manière de recueillir les noms des souscripteurs, est la seule chose qui m'embarasse. Je demande vôtre protection, et je me soumets à vos idées. Cinq ou six académiciens ne pouraient-ils pas avoir la bonté de s'en charger? ne pourait-on pas d'ailleurs souscrire chez le libraire de L'académie, auquel on ferait un présent? chaque libraire de Paris ne pourait-il pas recevoir les souscriptions, et les porter à L'imprimeur de L'académie?

J'ajoute que l'édition ne peut être faitte que sous mes yeux; j'ai déjà eu l'honneur de mander à l'académie, que ma méthode est de corriger sur les épreuves tout ce que j'ai écrit, parce que l'esprit est plus éclairé, quand les yeux sont plus satisfaits; mes fautes imprimées m'avertissent bien mieux qu'un manuscrit, qu'elles sont des fautes; et quand il s'agit de juger Corneille, il faut y regarder à plusieurs fois. Enfin, Monseigneur le Duc, je vous supplie d'en parler à l'académie en conformité de Mr le secrétaire. Le nom de Corneille se recommande à vous, à la Cour, et à la ville; et moi je suis du fond de ma retraitte avec autant de respect que d'estime et d'attachement

Monseigneur

votre très humble et très obéissant serviteur

à Ferney 27 may 1761

Voltaire