Monsieur,
Je compte dans quelques mois avoir l'honneur de vous envoyer pour la bibliothèque du Roy, un manuscrit unique et curieux.
C'est L'Ezour-Vedam, commentaire du Vedam, lequel est chez les Indiens, ce qu'est le Sader chez les Guèbres.
Cet Ezour Vedam est traduit de la langue du hanscrit, par un Brame de beaucoup d'Esprit, qui est correspondant de nôtre Compagnie des Indes, et qui a très bien appris le français. Il l'a donné à Mr De Modave, commendant pour le Roy dans un petit fort de la côte de Coromandel. Ce livre est fait, vraissemblablement avant l'expédition d'Aléxandre.
Ce que je vous dis là, Monsieur, n'est pas un artifice pour obtenir de vous quelques livres dont j'ai besoin. Je vous les demanderais hardiment quand il n'y aurait point d'Ezour Vedam au monde, tant je compte sur vos bontés.
Je fais imprimer les Tragédies de Pierre Corneille, avec un commentaire perpétuel historique et critique, qui sera peut être utile aux étrangers qui apprennent nôtre langue par Règle, et à quelques Français qui la parlent par routine. L'Edition sera ornée des plus belles gravures, et faitte avec beaucoup de soin. Nous la faisons à L'Anglaise, c'est à dire, par souscriptions, pour le bénéfice des seules personnes qui restent du grand nom de Corneille. Le Roy a la bonté de souscrire pour deux cent éxemplaires, Mr le Duc de Choiseuil pour vingt. Je me flatte que mr le Baron de Thiers voudra bien que son nom soit dans la Liste.
Mais vous nous rendriez, Monsieur, un plus grand service si vous vouliez bien me prêter une Edition de Corneille qui doit être à la bibliothèque du roy, dans laquelle on trouve toutes les imitations de Guilain de Castro, de Lucain, de Sénèque et de Tite-Live. Corneille donna lui même cette Edition. Je n'ai que le Tome du Cid, il y manque la première page, qui contenait le tître et la datte. Il y a d'ailleurs, beaucoup de pièces fugitives, sur la Médée, les Horaces, le Cid et Cinna. Je vous renverrai fidèlement, Monsieur, et promptement, ce que vous aurez bien voulû me communiquer. Vous rendrez service aux belles Lettres; la famille de Corneille et moi, nous vous serons également obligés; vous favoriserez une entreprise qui n'est pas indigne de vos secours, et le nom du grand Corneille justifie la liberté que je prends.
J'ai L'honneur d'être avec tous les sentiments que je vous dois
Monsieur
Vôtre très humble et très Obéïssant serviteur
Voltaire
au Château de Ferney en Bourgogne, par Genêve 13e juillet 1761
N B: je reçois en ce moment une Lettre de mr Cramer qui me dit que vos bontés ont prévenu mes demandes. Souffrez seulement, Monsieur, que j'ajoute à mes remerciements, la requête pour cette Edition de Corneille dont j'ai l'honneur de vous parler dans ma Lettre.