1741-10-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.
Vous qu'à plus d'un doux mistère
Les dieux ont associé,
Dans l'art des vers initié,
Qui savez les juger aussi bien que les faire.
Vous, Hercule en amour, Pilade en amitié,
Vous seul manquez encor aux charmes de ma vie.
Sous le ciel de Paris grands dieux prenez le soin
De ramener ma muse avec la sienne unie!
C'est n'être point heureux que de l'être si loin.

Je compte donc mon cher amy passer par Paris au commencement de novembre. Je ne me flatte pas de vous y rencontrer, je me plains par avance de ce que probablement je ne vous y verrai pas. C'est le temps où le monde est à la campagne, et vous êtes un de ces héros qui passez votre temps dans des châtaux enchantez. De Paris, où irons nous? plaider à la plus voisine juridiction de Cirey et de là, replaiderà Bruxelles; ne voylà t'il pas une vie bien digne d'une Emilie! Cependant elle fait tout cela avec allégresse parce que c'est un devoir. Je compte moy parmi mes devoirs, de rendre mon prophète un peu plus digne de mon cher Aristarque. Je l'ay laissé reposer depuis quelques mois afin de tâcher de le revoir avec des yeux moins paternels et plus éclairez. Quelle obligation n'aurai-je point à vos critiques si jamais L'ouvrage vaut quelque chose! Ce sont là de ces plaisirs que toutes sortes d'amis ne peuvent pas faire. Je doute que Pilade et Pirritoüs eussent corrigé des tragédies. Il me manque de vous voir pour vous en remercier. Je ne sçai plus où vous me prendrez pour ajouter à vos faveurs celle de m'écrire. Dès que je seray fixé pour quelque temps je vous le manderay.

J'ay lu le poème de Linant que L'académie s'accoutume à couronner. Il y a du bon. Je souhaitte qu'il tire de son talent plus de fortune qu'il n'en recueillera de réputation. Je ne suis plus guère en état de l'aider comme je l'aurais voulu. Un certain Michel à qui j'avois confié une partie de ma fortune s'est avisé de faire la plus horrible banqueroute que mortel financier puisse faire. C'étoit un receveur général des finances de sa majesté. Or je ne conçois que médiocrement comment un receveur général des finances peut faire banqueroutte sans être un fripon. Vous qui êtes prêtre de Themis comme d'Apollon, vous m'expliquerez ce mistère.

Mon dieu mon cher amy, qu'il y a des gens malheureux dans ce monde! Vous souvenez vous de votre compatriote, et de votre ancien camarade Lecoq? Je viens de voir arriver chez moy une figure en linge sale, un menton de galoche, une barbe de quatre doigts. C'étoit Lecoq, qui traîne sa misère de ville en ville. Cela fait saigner le cœur.

On m'a envoyé Le discours de votre autre compatriote Fontenelle à L'académie. Cela n'est pas excellent, mais heureux qui fait des choses médiocres à quatre-vingt-cinq ans passez! Adieu mon cher amy. Si vous avez encor à Rouen le très aimable Formont dites luy je vous en prie combien il me seroit doux de vivre entre vous deux.

V.