1741-04-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Jacques Dortous de Mairan.

Me voicy Monsieur tout àtravers du schisme.
Je suis toujours le Confesseur de votre Evangile, au milieu des tentations. Je vous envoye Mon petit grimoire. Vous veréz seulement par la première partie si je vous ay Bien entendû. Et en cas que vous trouviéz quelques Réflexions un peu neuves dans la seconde partie, vous pouréz montrer Mes questions à votre aréopage. Je Seray Curieux de sçavoir si on Croit que je suis dans le bon chemin. Voilà tout ce que je prétends. Je ne veux point une aprobation, mais une décision. Ai-je tort? ai-je raison? ai-je bien ou mal pris vos idées?

Vous recevréz peutêtre la réponse de Madame la Marquise Du Chastelet imprimée en Recevant mon manuscrit.

Puisque vous avéz eû la patience de lire Mon Essay sur la Métaphisique de Leibnitz, vous avéz déjà vû que l'amitié ne me donne, ny ne m'otte mes opinions. Ce petit traité mal imprimé en Hollande, fait partie d'une introduction aux Eléments de Neuton qu'on Réimprime; et c'est à Madame Duchastellet elle même que j'adresse et que je dédie cet ouvrage dans lequel je prends la liberté de la combattre. Il me semble que c'est là pour les gens de lettres un Bel Exemple qu'on peut estre tendrement et Respectueusement attaché à ceux que l'on contredit.

Je me flatte donc que votre petitte Guere avec Madame Duchastellet ne servira qu'à augmenter l'estime et l'amitié que vous avéz l'un pour l'autre. Elle est un peu piquée que vous luy aiéz Reprochéz qu'elle n'a pas lu asséz votre mémoire. Je voudrois qu'elle fût persuadée des choses que vous y dites autant qu'elle les a lües, mais songeons, mon cher et aimable philosophe, combien il est difficile à l'esprit humain de renoncer à ses opinions. Il n'y a que l'auteur de Telemaque à qui cela soit arrivé. C'est qu'il aima mieux sacriffier le quiestisme que son archevêché, et madame Duchastellet ne veut point sacriffier Les forces vives, même à vous. Elle ne peut point Convenir qu'il soit possible d'épuiser la force à former des ressorts, et de la reprendre ensuitte. Elle trouve là une contradiction qui la frappe. J'ay Beau faire, nous disputons tout le jour, et nous n'avançons point. Voilà pourquoy je veux sçavoir si son opiniâtreté ne vient pas en partie de ses lumières, et en partie de ce que je soustiens mal votre cause. Je ne sçay par quelle fatalité les dames se sont déclarées pour Leibnitz. Madame la princesse de Columbrano a écrit aussi en faveur des forces vives. Je ne m'étonne plus que ce party soit si considérable. Nous ne sommes guères galants ny vous ny moy. Mais vous estes comme Hercule qui combatoit contre les amazonnes sans ménagement, et moy je ne suis dans votre armée qu'un volontaire peu dangereux. Si nous étions à Paris la paix seroit Bientôt faitte et je me flatte Bien que nous dînerions ensemble un jour dans cette Belle maison consacrée aux arts peinte par le Sueur et par le Brun et digne de recevoir Monsieur de Mairan.

Adieu cher ennemi de mes amis, adieu mon maître digne d'estre celuy de votre illustre et aimable adversaire.

Depuis cette lettre écritte je reçois votre billet à l'abbé Moussinot. Ne me répondez point mon cher philosophe. Le temps est à ménager quoy qu'en disent les forces viviers.

Mais si vous croyez que vous me ferez plaisir en montrant à l'académie de quelle façon je pense, si on peut voir par mon mémoire que je ne suis pas absolument étranger dans Jerusalem, ayez la bonté de le communiquer, sinon pereat.

Je me tiens pour répondu. Je ne veux pas un mot. Je vous embrasse, je vous estime, je vous aime autant que vous le méritez.