A Issy ce 4 [14] 9bre 1740
Je reçois dans le moment monsieur une seconde lettre de vous et je n'en perds pas un aussi pour y répondre, dans la crainte que m. le marquis de Beauveau ne soit parti de Berlin.
Je ne puis qu'approuver le voyage que vous y allez faire, et vous êtes attaché par des liens trop puissants au roi de Prusse pour ne pas lui donner cette marque de votre respect et de votre reconnaissance. Le seul motif de la reine de Saba vous eût suffi pour ne pas vous y refuser.
Je ne savais pas que le précieux présent que m'a fait made la marquise du Chatelet de l'Anti-Machiavel vînt de vous; il ne m'en est que plus cher et je vous en remercie de tout mon cœur. Comme j'ai peu de moments à donner à mon plaisir, je n'ai pu en lire jusqu'ici qu'une quarantaine de pages, mais je tâcherai de l'achever dans ce que j'appelle fort improprement ma retraite: car elle est par malheur trop troublée pour mon repos.
Quel que soit l'auteur de cet ouvrage. s'il n'est pas prince, il mérite de l'être, et le peu que j'en ai lu est si sage, si raisonnable, et renferme des principes si admirables que celui qui l'a fait serait digne de commander aux autres hommes, pourvu qu'il eût le courage de mettre en pratique ce qu'il écrit. S'il est né prince il contracte un engagement bien solennel avec le public et l'empereur Antonin ne se serait pas acquis la gloire immortelle qu'il conservera dans tous les siècles, s'il n'avait soutenu par la justice de son gouvernement, la belle morale dont il avait donné de si belles leçons à tous les souverains.
Vous me dites monsieur des choses si flatteuses pour moi, que je n'ai garde de les prendre à la lettre, mais elles ne laissent pas de me faire un sensible plaisir parce qu'elles sont du moins une preuve de votre amitié. Je serais extrêmement flatté que sa majesté prussienne pût trouver dans ma conduite quelque conformité avec ses principes, mais du moins puis je vous assurer que je regarde la sienne comme le modèle du plus parfait et du plus glorieux gouvernement.
La corruption générale est si grande et la bonne foi est si indécemment bannie de tous les cœurs dans ce malheureux siècle que si on ne se tenait pas bien ferme dans les motifs supérieurs qui nous obligent à ne point en départir on serait quelquefois tenté d'y manquer dans de certaines occasions, mais le roi mon maître fait voir qu'il ne se croit point en droit d'user de cette sorte de représaille et dans le moment de la mort de l'empereur il assura le prince de Lietenstein qu'il garderait fidèlement tout son engagement.
Je tombe sans y penser dans des réflexions politiques, mais je finis en vous assurant que je tâcherai de ne pas me rendre indigne de la bonne opinion que sa majesté prussienne daigne avoir de moi. Il a la qualité de prince de trop. S'il n'était qu'un simple particulier, on se ferait un bonheur de vivre avec lui en société. Je vous porte envie monsieur de jouir de [cet] avantage, et vous félicite d'autant plus, que vous ne le devez qu'à vos talents et à vos sentiments.
J'ai l'honneur d'être &c,.