A Versailles, ce 11 juin 1752
Quoique je ne puisse, monsieur, attribuer qu'à l'honneur que j'ai d'être votre confrère, tout ce que vous voulez bien me marquer d'obligeant sur le recueil de mes ouvrages, je serais bien fâché de n'avoir pas autant de grâces à vous rendre.
Les éloges que je ne puis envisager comme étant mérités, je puis les regarder comme un témoignage que je suis assez heureux pour me rapprocher de vos principes sur les points de morale que j'ai touchés. Et je sens que, quelque flatteur qu'il soit de vous ressembler par quelques côtés de l'esprit, il l'est du moins autant de tenir de vous par le caractère.
Que ce commencement de liaison entre nous devienne, je vous en supplie, des engagements d'amitié. Si les tourbillons différents où je vis, ne me laissent pas toujours le temps d'entretenir aussi exactement que je voudrais, des commerces qui me plaisent, le vôtre du moins sera un de ceux que je continuerai avec le plus de plaisir.
J'ai témoigné à m. Darget tout mon empressement à cet égard. J'ai été charmé de faire connaissance avec lui. Je n'ai pas été surpris de lui trouver, dans la conversation, toutes les grâces qui font valoir les autres côtés de l'esprit, et qui, dans ce pays-ci, sont au moins aussi estimées que l'esprit même.
L'un et l'autre mérite règnent à la cour qu'il habite, et le roi qu'il a l'honneur d'approcher donne, chaque fois qu'il écrit ou qu'il cause, des leçons dans ces deux genres. On peut dire que sa majesté, quand elle créa l'ordre du mérite, eut beau jeu pour en composer les titres. Elle traçait sans s'en apercevoir l'énumération de ses qualités personnelles.
Une chose qui doit bien le flatter, c'est de jouir à la fois de sa renommée et de sa réputation. Il peut, sans se tromper, vivre dès à présent dans l'avenir. Les motifs de l'admiration qu'il s'attire sont et seront stables.
Faites ma cour, je vous supplie, à sa majesté chaque fois que vous en pouvez saisir l'occasion.
J'apprends avec bien du déplaisir, par m. de Maupertuis, le mauvais état de sa santé. Je l'exhorte à songer à la rétablir, comme si c'était celle d'un autre. Car je l'ai vu souvent la regarder avec un désintéressement qui mène à faire, sans y songer, tout ce qui peut la détruire.
Celle de m. de Voltaire, à ce que m'a dit madame sa nièce, n'est pas meilleure. Mais il y a lieu de croire que, pour peu qu'il se départe de sa conduite ordinaire comme médecin de lui même, il pourra se rétablir.
Madame de Rupelmonde vient de mourir sans avoir pu lui pardonner de lui avoir avalé, au chevet de son lit, par belle gourmandise, une médecine qu'elle allait prendre par nécessité.
La convoitise de cette espèce est rare: m. de Voltaire ne put y résister. Il en est une d'une autre sorte, à laquelle un auteur périodique vient de succomber de manière à scandaliser tous les honnêtes gens. Je lui ai conseillé de s'adresser à m. de Voltaire lui même, pour réparer cette faute et la faire oublier. Je souhaite qu'il m'en croie. Je suis sûr que m. de Voltaire oubliera tout, si m. Fréron se rend justice de bonne foi vis à vis le public et m. de Voltaire lui même, qui seul peut le mettre dans le cas d'expier dans l'esprit du gouvernement l'abus qu'il a fait dans ses feuilles de la tolérance à la faveur de laquelle il les mettait au jour.
Faites moi, je vous supplie, l'honneur et le plaisir de me donner quelquefois de vos nouvelles comme à la personne qui vous a voué l'estime et l'attachement le plus sincère.
C'est avec ces sentiments que j'ai l'honneur d'être,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur
de Moncrif