1739-01-26, de Françoise Paule Huguet de Graffigny à François Antoine Devaux.

Ma patience est à bout, mon ami; voilà la poste arrivée et point de lettres.
Il y a à présent dix jours que je ne sais ce que font mes chers amis, et dans le temps où j'ai le plus besoin de le savoir. Desmarets vient il? Mon dieu! ne lui est il rien arrivé qui l'en empêche? Question inutile et qui repasse mille fois dans ma tête. Voilà quatre lettres de retenues; quelle tyrannie! … Je meurs d'impatience de sortir d'ici, car j'espère que les autres postes seront plus régulières. Comme je l'ai éprouvé toute ma vie, c'est une chose inouie pour moi et qui m'est bien cruelle, puisque non seulement je ne sais ce que font les gens que j'aime, mais que je n'ose parler de mes affaires et des arrangements que j'ai dans la tête, et que je voudrais pourtant prendre de concert avec les seules personnes avec qui je puisse en communiquer. Que veulent donc ceux qui me persécutent? S'ils sont curieux des nouvelles d'ici, ils sont bien sots s'ils ne voient pas que la certitude des lettres ouvertes retient sur les bagatelles comme sur les choses intéressantes, et qu'ils ne trouveront que la douleur d'une amie privée de la seule chose qui puisse lui faire plaisir. Ils sont bien cruels si c'est uniquement pour jouir de ma peine! Enfin, je n'ai rien à vous mander, mon ami; je ne fais que sentir et ne saurais parler. Il faut cependant que je vous dise que madame du Châtelet m'a dit hier qu'elle avait mandé à m. son mari de tâcher de vous ramener. Je crois n'avoir que faire de vous arrêter; je pense assez que vous n'en ferez rien; que feriez vous ici, pauvre sot! et d'ailleurs vous auriez, sans doute, autant d'envie que moi d'avoir des nouvelles de vos amis, et apparemment que vous ne seriez pas plus heureux que je le suis. Restez dans votre tanière, pauvre oison, et jouissez du bien-être que vous savez si bien goûter: aimez moi avec mes amis, et écrivez moi si peu que vous pourrez; pourvu que je sache que vous vivez et que vous vous souvenez de moi, je suis contente.

Voilà la bonne dame qui me trouve pleurante et furieuse: elle me conseille de faire adresser mes lettres à m. son mari; voici l'adresse: A m. de Champbonin, lieutenant de cavalerie, au Champbonin par Vassy. Vous y ferez mettre une double enveloppe d'une autre main. Cependant vous ne m'écrirez pas plus librement, au moins, parce que j'ai toujours peur; mais j'aurai vos lettres plus exactement, et cela me suffit. Servez vous de mon amie, je vous en conjure, et donnez moi des nouvelles de votre chère santé. Ce n'est que pour être sûre d'en avoir que je prends cette voie détournée; car je ne veux pas, tant que je serai ici, que vous disiez un mot à cœur ouvert.

Bonsoir, mon ami; je me porte mieux; mais j'ai bien peur que le chagrin que j'ai de n'avoir point de vos nouvelles ne renouvelle mes maux.

Depuis que j'ai fini ma lettre, rêvant creux, j'ai pris mon parti; je viens d'écrire à madame Babaud, pour lui demander à descendre chez elle et d'y avoir un lit, en attendant que je sois gîtée. Je la prie de me faire réponse promptement; si elle ne veut pas, j'irai loger chez le suisse des Tuileries; trouvez vous que j'aie bien fait?