ce 22 [October 1738]
Je reçois mon cher Tiriot votre lettre du 12 par l'autre voye avec une lettre du prince qui me comble de joye.
Il peut arriver très bien que je le voye en 1739, et que vous ayez un établissement aussi assuré qu'agréable. Gardez un profond secret.
Les vers de ce misérable Roussau, dans les quels il ose maltraitter mr de la Popliniere ne sont qu'une suitte d'autres vers presque aussi mauvais que Bonneval a envoyez à Roussau, dans lesquels il parloit indignement de mr et de me de la Popliniere àpropos de musique, et de Ramau.
Je voudrais qu'on fît un exemple de ces gredins obscurs qui ont L'impertinence d'attaquer ce qu'il y a de plus estimable dans le monde. Quant à Bonneval que vous m'aprenez être précepteur chez mr de Montmartel, je ne crois pas qu'il y reste longtemps. Il ne tient qu'à vous de contribuer à le punir. Faittes tenir le paquet cy inclus à Mr de Montmartel, et dattez mes lettres; souvenez vous bien qu'en votre présence et devant notre amy Berger, la Tour me dit tout ce que je luy rapelle dans ma lettre. Faites vous confirmez ces faits par la Tour, et ensuitte faites rendre à mr de Montmartel mon paquet. Conduisez vous dans cette affaire avec la même prudence que dans celle de Dalainval (est il vray que ce coquin Dalainval est hors de la bastille?) et vous réussirez de même. Rafraichissez d'abord la mémoire à la Tour afin qu'il puisse répondre en conformité à ma lettre que luy fera rendre mr de Montmartel qui par là connaîtra Bonneval, à ne pouvoir s'y méprendre.
A L'égard de Roussau, est il possible qu'on puisse encor être la duppe de l'hipocrisie de ce scélérat? La lettre du sr Medine, banquier, que je vous envoyay l'année passée fait bien voir que ce monstre mourra dans l'impénitence finale, et qui pis est dans le crime de faire de mauvais vers. Avez vous cette lettre de Medine? Je vous l'enverray si elle vous manque. Recommandez moy bien à mr Dargenson, et surtout au très digne philosophe Bayle Desalleurs. Il faut absolument que je sache ce que vous me dites en enigme sur le comte de Linant. Cela est important puisqu'il a demeuré dans la maison.
Un petit mot touchant les épitres. L'objection, qu'on se fait interroger comme si on étoit dieu ou ange, est me semble bien injuste. On interroge non un dieu, mais un philosophe sur des sujets traitez par Platon, Leibnits, et Pope. Dire que L'épitre ne conclut rien, c'est ne la vouloir pas entendre. Elle ne conclut que trop, que non sunt omnia facta pro hominibus, et s'il y a quelque mérite à cette épitre, c'est d'avoir tourné cette conclusion d'une manière qui n'attire pas les conclusions du procureur général; et d'avoir traitté très sagement une matière très délicate.
(Autre petit mot. Où diable prend on, que ces épitres ne vont pas au fait? Il n'y a pas un vers dans la première qui ne montre l'égalité des conditions, pas un dans la seconde qui ne prouve la liberté, pas un dans la troisième, où il soit question d'autre chose que de l'envie? Ainsi des autres.
Ces impertinentes objections qu'on vous fait méritent à peine que vous y répondiez, et encore moins que vous vous laissiez séduire.)
Je vous embrasse mon cher amy, et madame la marquise vous fait les plus sincères complimens. Elle vous écrit, elle a pour vous autant d'amitié que moy.
Envoyez moy le coup de fouet qu'a donné l'abbé le Blanc à cet âne incorrigible nommé Giot Desfontaines. Bon soir mon cher amy.