ce 5 aoust 1738
Monseigneur,
J'ay reçeu La plus belle et la plus solide des faveurs de v. a. R. L'ouvrage politique m'est enfin parvenu.
Je me doutois bien que celuy qui réussit dans nos arts excelleroit dans le sien. J'étais étonné de voir en votre personne un métaphisicien si sublime et si sage, un poète si aimable. Je ne suis point étonné que vous écriviez en grand prince, en vray politique. N'est il pas juste que v. a. R. fasse bien son métier? Malheur à ceux qui entendent mieux les autres professions que la leur! Je m'en vais dire une impertinence, je crois que si ces considérations sur l'état présent de l'Europe avoient été imprimées sous le nom d'un membre du parlement d'Angleterre, j'aurois reconu v. a. R., j'aurois dit, Voylà le grand prince caché sous le grand citoyen.
Il règne dans cet ouvrage digne de son auteur, un stile qui vous décèle, et j'y vois je ne sçais quel air de membre de l'empire qu'un citoyen anglais n'a guères. Un homme de la chambre des seigneurs ou des comunes prend moins de part aux libertez germaniques. Il y a encor un petit trait de bonne philosophie Leibnitzienne qui est bien votre cachet. Comme il n'y a rien, dites vous, qui n'ait une cause suffisante de son existence. Je crois que j'aurois dit à ce seul mot, Voylà mon prince philosophe, c'est luy, il n'y en a point d'autre. Mais où je vous aurois encor plus reconu, c'est dans cette grandeur d'âme pleine d'humanité, qui est la couleur dominante de tous vos tableaux.
Madame la marquise du Chastelet et moy nous avons relu plusieurs fois l'excellent et l'instructif ouvrage dont votre altesse royale a daigné honorer Cirey et que d'autres yeux n'auront point le bonheur de lire. Madame du Chastelet dit sans hésiter que c'est ce qui est sorti de vos mains de plus digne de vous. J'ose le croire aussi, mais la plus récente de vos faveurs est toujours la plus chère, et je crains de me tromper sur le choix.
Seroit il permis à moy chétif atome rampant dans un coin de ce monde dont vos semblables, rois ou autres, font mouvoir les ressorts, seroit il permis di-je de demander à votre A. R. quelques instructions? Je suis de ces gens qui interrogent la providence. Votre providence m'a trop enhardi.
Esce plaisanterie ou tout de bon que v. a. R. dit qu'on a suivi le projet de mr le maréchal de Villars d'unir L'empereur avec la France? Il me semble qu'il y a là un air de vérité qu'on démêle au milieu de la fine ironie dont cet endroit est assaisonné.
En effet qui résisteroit si l'empereur étoit uni avec la France et l'Espagne? Alors les Anglais et les Hollandais ne se serviraient plus de leur balance, avec laquelle ils ont voulu tenir l'équilibre de L'Europe, que pour peser les balots qui leur viennent des Indes.
Voicy des expressions du respectable auteur de cet ouvrage, qui m'ont bien frappé: la fortune qui préside au bonheur de la France. Cela me persuade plus que jamais que la France a joué bien heureusement à un jeu, où je crois qu'elle ignoroit qu'elle dût s'intéresser un moment avant de prendre les cartes.
J'ay oui dire à feu mr le maréchal de Villars, qu'il avoit fallu forcer la France à prendre les armes, que l'on avoit même manqué deux fois de parole au ministre d'Espagne, et qu'enfin on avoit été entrainé par les circonstances, piqué par le mépris que tout le conseil de l'empereur, excepté le grand prince Eugène, faisoit ouvertement du ministère français, et encouragé en partie par l'espérance de voir le roy Stanislas (qui vous aime de tout son cœur) sur le trône de la Pologne, où il seroit si les vœux de la nation polonaise et les lois eussent prévalu.
Votre Altesse Royale sait que la France destinoit d'abord au roy Stanislas un secours un peu plus honnête que celuy de 1500 fantassins contre cinquante mille Russes; mais les menaces des Anglois, et leur flotte toute preste à nous fermer le passage, retinrent dans le port le fameux du Gué Trouin qui comptoit bien se mesurer avec les maîtres des mers. On donna donc au roy Stanislas le secours d'un pion contre une dame et une tour, et le roy qu'on n'osoit ny secourir ny abandonner fut échec et mat. Depuis ce temps la force des Evénements, dont la prudence du ministère français a profité, a donné la Lorraine à la France, selon l'ancienne vue qui avoit été proposée du temps de Louis 14. Il parait que ce qu'on apelle la fortune a fait baucoup à ce jeu là. Les joueurs n'ont pas mal écarté et la rentrée a fait gagner la partie.
Le ministère français avoit d'abord ce semble si peu d'envie de faire la guerre qu'un an avant la déclaration on avoit cessé de payer les subsides à la Suede et au Dannemark.
J'oserois comparer la France à un homme fort riche entouré de gens qui se ruinent, petit à petit. Il achète leurs biens à vil prix. Voylà à peu près, comme ce grand corps réuni sous un chef despotique, a englouti le Roussillon, la Franche Comté, l'Alsace, la moitié de la Flandre, la Lorraine. Votre Altesse R. se souvient du serpent à plusieurs têtes et du serpent à plusieurs queues, celuy cy passa où l'autre ne put passer.
Oserai-je prendre la liberté de suplier son altesse Royale de daigner me dire si c'est un sentiment reçu unanimement dans l'empire que la Lorraine en soit une province? Car il me semble que les ducs de Lorraine ne le croyoient pas, et que même ce n'étoit pas en qualité de ducs de Lorraine qu'ils avoient séance aux diètes. S. a. R. sait que la jurisprudence germanique est partagée sur bien des articles, mais votre sentiment sera mon code. Plût à dieu qu'il n'y eût que des âmes comme la vôtre qui fissent des loix! On n'auroit pas besoin d'interprètes.
En réfléchissant sur tous les événements qui se sont passez de nos jours, je commence à croire que tout s'est fait entre les couronnes à peu près comme je vois se traitter toutes les afaires entre les particuliers. Chacun a reçu de la nature l'envie de s'agrandir, une occasion paroit s'ofrir, un intriguant la fait valoir, une femme gagnée par de l'argent, ou par quelque chose qui doit être plus fort, s'opose à la négociation, une autre la renoue, les circonstances, l'humeur, un caprice, une méprise, un rien décide. Si la duchesse de Malborou n'avoit pas jetté l'eau d'une jatte au nez de milady Masham, et quelques goutes sur la reine Anne, la reine Anne ne se fût point jetée entre les bras des toris et n'eût point donné à la France une paix sans laquelle la France ne pouvoit plus se soutenir.
Mr de Torcy m'a juré qu'il ne savoit rien du testament du roy d'Espagne Charles second, que quand la chose fut faitte on assembla un conseil extraordinaire à Versailles pour savoir si on accepteroit le testament qui alloit changer la face de l'Europe, et agrandir la maison de Bourbon sans agrandir la France, ou si l'on s'en tiendroit à un traitté de partage, qui démembreroit la monarchie espagnole et qui donneroit à la France toute la Flandre et la Lorraine. Le chancelier de Ponchartrain fut de ce derniers avis, et le soutint avec force. Louis 14 et son fils le grand dauphin pensèrent en pères plus qu'en rois, le testament fut accepté et de là suivit cette funeste guerre qui ébranla la monarchie espagnole et la monarchie française.
Il semble qu'il y ait un génie malin qui se plaise à confondre toutes les espérances des hommes et à jouer avec la fortune des empires.
Qui auroit dit, il y a quatre ans, aux florentins, Ce sera un homme de l'Austrasie qui sera votre prince, les eût bien étonnez.
On croit dans L'Europe que le sistème de Law en France avoit fait couler dans les cofres du régent tout l'argent du royaume, et je vois que cette opinion a passé jusqu'à votre altesse Royale. Assurément elle est bien vraisemblable, mais le fait est que Lass, qui étoit venu en France avec 50000lt de bien est mort ruiné, et que feu Mr le duc d'Orleans, est mort avec sept milions de dettes exigibles, que son fils a eü bien de la peine à payer.
Ce n'est pas que je croye que ce génie plaisant qui bouleverse tout dans ce monde et qui se moque de nous, fasse toute la besogne. Les puissances qui par la suitte des temps, par la guerre, par les mariages, etc., sont devenues plus fortes que leurs voisins feront tout ce qu'il faudra pour les engloutir, comme le riche seigneur acable son pauvre voisin, et c'est là ce qu'on apelle grande politique, c'est là ce que votre âme adorable apelle grande injustice, grande horreur. Votre politique consiste à empêcher L'oppression. Tous les princes devroient avoir gravés sur la table de leur conseil, et sur la lame de leurs épées, ces mots par les quels v. a. R. finit
c'est un oprobre de perdre ses états, c'est une rapacité punissable d'envahir ceux sur les quels on n'a point de droits.
Ce sont là les paroles d'un grand homme, et le gage de la félicité de tout un peuple.
Il faut que v. a. R. pardonne une idée qui m'a passé par la tête plus d'une fois. Quand j'ay vu la maison d'Autriche prête à s'éteindre j'ay dit en moy même, pourquoy les princes de la communion opposée à Rome n'auroient ils pas leur tour? ne pouroit il se trouver parmi eux un prince assez puissant pour se faire élire? la Suede et le Dannemark ne pouroient ils pas l'aider? et si ce prince avoit de la vertu et de l'argent n'y auroit il pas à parier pour luy? nepouroit on pas rendre l'Empire alternatif, comme certains Evêchez qui apartiennent tantôt à un lutérien, tantôt à un romain?
Je prie votre altesse royale de me pardoner ce tome de mille et une nuits.
Votre altesse Royale est peutêtre à présent à Cleves, ou à Wesel. Pourquoy faut il que je ne sois pas sur la frontière! Madame du Chastelet en avoit une grande envie, elle avoit même imaginé d'aller vers Treves pour tâcher de voir le Salomon du nord. Un homme de la maison du Chastelet, a une petit principauté entre Treves et Juliers, que l'on pouroit vendre, et qui peutêtre conviendroit à sa majesté. Madame du Chastelet seroit assez la maitresse de cette vente. Ce seroit une belle occasion pour rendre ses respects au plus respectable prince de l'Europe. La reine de Saba viendroit avec un grand plaisir consulter le jeune Salomon.
Mais j'ay bien peur que cette idée si flateuse ne soit encor pour les mille et une nuit.
Le sr Tiriot nous a fait la galanterie de faire parvenir à Cirey un petit mot de v. a. R. par le quel elle luy marquoit que ses bontez pour moy ne sont point ébranlées par je ne sçai quelles méprisables brochures qui paraissent quelquefois dans Paris, contre moy, aussi bien que contre des gens qui valent baucoup mieux que moy. Ces brochures que le sr Tiriot envoye à votre altesse royale luy donneroient mauvaise opinion de l'esprit des français si elle ne savoit d'ailleurs que ces misérables ouvrages sont le partage de la lie du parnasse, qui compose ces misères, encor plus pour gagner de l'argent que par envie. C'est l'intérest qui les écrit, mais c'est quelquefois une secrette jalousie qui les distribue et qui les fait valoir.
Il est très vray que madame du Chastelet avoit composé un essay sur la nature du feu pour les prix de l'Académie des sciences, il est très vray qu'elle méritoit d'avoir part aux prix, et qu'elle en auroit eu à tout autre tribunal qu'à celuy qui reçoit encor les lois de Descartes, et qui a de la foy pour les tourbillons.
Elle ne manquera pas d'avoir l'honeur d'envoyer à v. a. R. ce mémoire que vous daignez demander. Elle est digne d'un tel juge.
Elle joint ses respects et ses sentiments aux miens.
Je suis avec la vénération, la reconnaissance et L'attachement que je vous
dois,
M,
de.