1737-12-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Monseigneur,

J'ay reçu le 12 du présent mois la lettre de v. A. r. du 19 novembere.
Vous daignez m'avertir par cette lettre que vous avez eu la bonté de m'adresser un paquet contenant des mémoires sur le gouvernement du Czar Pierre ier, et en même temps vous m'avertissez avec votre prudence ordinaire, de l'usage retenu que je dois en faire. L'unique usage que j'en feray monseigneur sera d'envoyer à votre altesse royale, l'ouvrage redigé selon vos intentions, et il ne paraitra qu'après que v. a. R. y aura mis le sceau de son aprobation. C'est aussi que je veux en user pour tout ce qui poura partir de moy, et c'est dans cette vue que je prends la liberté de vous envoyer aujourduy par la route de Paris, sous le couvert de mr Bork, une tragédie que je viens d'achever, et que je soumets à vos lumières. Je souhaite que mon paquet parvienne en vos mains plus promtement que le vôtre ne me parviendra. Votre alt. R. mande que le paquet contenant les mémoires du czar, et d'autres choses baucoup plus prétieuses pour moy, est party le io novembre. Voylà plus de six semaines écoulées, et je n'en ay point encor de nouvelles. Daignez monseign. ajouter à vos bontez celle de m'instruire de la voye que vous avez choisie pour m'honorer de ce paquet, et daignez le recomander à ceux à qui vous l'avez confié. Quand votre altesse royale daignera m'honorer de ses lettres, de ses ordres, et me parler avec cette bonté pleine de confiance qui me charme, je crois qu'elle n'a point mieux faire que d'envoyer les lettres à mr Pidol, maitre des postes à Treves, la seule précaution est de les afranchir jusqu'à Treves, et sous le couvert de ce Pidol seroit l'adresse à d'Artigni à Bar le duc.

A l'égard des paquets que votre altesse royale pouroit me faire tenir peutêtre la voye de Paris et l'adresse et l'entremise du sr Tiriot seroient plus commode.

Ne vous lassez point monseigneur d'enrichir Cirey de vos présents. Les oreilles de madame du Chastelet sont de tout pays aussi bien que votre âme et la sienne. Elle se conait très bien en musique italienne. Ce n'est pas qu'en général elle aime la musique de Prince. Feu M. le duc d'Orleans fit un opéra détestable nommè Pantée. Mais monseigneur vous n'êtes pour nous ny prince ny roy. Vous êtes un grand homme.

On dit que V. a. R. a envoyé des vers charmants à me de la Popliniere. Savez vous bien monseigneur que vous êtes adoré en France? On vous y regarde comme le jeune Salomon du nord. Encor une fois c'est bien domage pour nous que vous soyez né pour régner ailleurs. Un million ou moins de rente, un joli palais dans un climat tempéré, des amis aulieu de sujets, vivre entouré des arts, et des plaisirs, ne devoir les respects et l'admiration des hommes qu'à soy même, cela vaudroit peutêtre un royaume. Mais votre devoir est de rendre un jour les prussiens heureux. Ah qu'on leur porte d'envie!

Vous m'ordonnez monseigneur de vous présenter quelques règles pour discerner les mots de la langue française qui apartiennent à la prose de ceux qui sont consacrez à la poésie. Il seroit à souhaiter qu'il y eût sur cela des règles. Mais àpeine en avons nous pour notre langue. Il me semble que les langues s'établissent comme les loix. De nouvaux besoins dont on ne s'est aperçu que petit à petit, ont donné naissance à bien des loix qui semblent se contredire. Il semble que les hommes aient voulu se conduire, et parler au hazard.

Cependant pour mettre quelque ordre dans cette matière, je distinguerais les idées, les tours, et les mots poétiques.

1º une idée poétique c'est comme le sait v. a. R. une image brillante substitué à l'idée naturelle de la chose dont on veut parler. Par exemple, je dirais en prose, il y a dans le monde un jeune prince vertueux et plein de talents qui déteste l'envie et le fanatisme. Je dirais en vers

O Minerve, o divine Astrée,
Par vous sa jeunesse inspirée
Suivit les arts et les vertus.
L'envie au cœur faux, à l'œil louche,
Et le fanatisme farouche
Sous ses pieds tombent abatus.

2º un tour poétique, c'est une inversion que la prose n'admet point. Je ne dirois point en prose d'un maître efféminé corrupteurs politiques mais corrupteurs politiques d'un maître efféminé.

Je ne dirai point

Tel, et moins généreux, aux rivages d'Epire,
Lorsque de l'univers il disputoit l'empire,
Confiant sur les eaux aux aquilons mutins
Le destin de la terre et celuy des romains,
Défiant à la fois et Pompée et Neptune
Cesar à la tempête oposoit sa fortune.

Ce Cesar à la cinquième ligne est un tour purement poétique, et en prose je commencerois par Cesar.

3º les mots uniquement réservez pour la poésie, j'entends la poésie noble, sont en petit nombre.

Par exemple on ne dira pas en proze, coursier pour chevaux, Diadème pour couronne, empire de France pour Royaume de France, char pour carosse, forfaits pour crimes, exploits pour actions, L'empirée pour le ciel, les airs pour l'air, fastes pour registres, naguères pour depuis peu etc.

A L'égard du stile familier, ce sont à peu près les mesmes termes qu'on employe en prose et en vers. Mais j'oserai dire que je n'aime point cette liberté qu'on se donne souvent de mêler dans un ouvrage qui doit être uniforme, dans une épître, dans une satire, non seulement les stiles différents, mais aussi les langues différentes. Par exemple celle de Marot et celle de nos jours. Cette bigarure me déplaît autant que feroit un tablau où l'on mêleroit des figures du Calot, et Les charges de Tenieres, avec Les figures de Raphael. Il me semble que ce mélange gâte la langue, et n'est propre qu'à jetter les étrangers dans l'erreur.

D'ailleurs monseigneur l'usage et la lecture des bons auteurs en a beaucoup plus apris à votre A. R. que mes réflexions ne pouroient luy en dire.

Quant à la métafisique de Mr Volf, il me paroît presque en tout dans les principes de Leibnits. Je les regarde tous deux comme de très grands filosofes, mais ils étoient des hommes, donc ils étoient sujets à se tromper. Tel qui remarque leurs fautes est bien loin de les valoir. Car un soldat peut très bien critiquer son général, sans pour cela être capable de comander un bataillon.

Vous me charmez monseigneur par la défiance où vous êtes de vous même autant que par vos grands talents. Madame la marquise du Chastelet, toujours pénétrée d'admiration pr votre personne, mêle ses respects aux miens.

C'est avec ces sentiments et ceux de la plus respectueuse et tendre reconnaissance que je suis pour toute ma

etc.

de.