1739-01-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Jeune héros, esprit sublime,
Quels vœux pour vous pui-je former?
Vous êtes bienfaisant, sage, humain, magnanime,
Vous avez tous les dons, car vous savez aimer.
Puissent les souverains qui gouvernent les resnes
De ces puissants états gémissant sous leurs loix,
Dans le sentier du vray vous suivre quelquefois,
Et pour vous imiter prendre au moins quelques peines!
Ce sont là tous mes vœux, ce sont là les étrennes
Que je présente à tous les rois.

Comme j'allois continuer sur ce ton Monseigneur La lettre de v. a. r., et l'épitre au prince qui a le bonheur d'être votre frère sont venues me faire tomber la plume des mains. Ah Monseigneur que vous avez un loisir singulièrement employé! et que Le talent extraordinaire dans tout homme né hors de France de faire des vers français et plus rare encore dans une personne de votre rang s'accroît et se fortifie de jour en jour! Mais que ne faites vous point? et de la science des rois, jusqu'à la musique et à l'art de la peinture quelle carrière ne remplissez vous pas! Quel présent de la nature n'avez-vous pas embelli par vos soins!

Mais quoy, monseigneur, il est donc vray que v. a. R. a un frère digne d'elle? C'est un bonheur bien rare, mais s'il n'en est pas tout à fait digne, il faudra qu'il le devienne après la belle épître de son frère aîné. Voylà le premier prince qui ait reçu une éducation pareille.

Il me semble monseigneur qu'il y a eu un des électeurs, vos ancestres, qu'on surnomma le Cicéron de l'Allemagne. N'était ce pas Jean second? Votre altesse royale est bien persuadée de mon respect pour ce prince, mais je suis persuadé que Jean 2 n'écrivoit point en prose comme Federic, et à L'égard des vers je défie toute l'Allemagne et presque toute la France de faire rien de mieux que cette belle épître,

O vous en qui mon cœur, tendre et plein de retour,
Chérit encor le sang qui luy donna le jour!

Cet encor me paroit une des plus grandes finesses de l'art, et de la langue: c'est dire bien énergiquement en deux sillabes qu'on aime ses parents une seconde fois dans son frère.

Mais s'il plait à v. a. R. n'écrivez plus opinion avec un g, et daignez rendre à ce mot les 4 sillabes dont il est composé. Voylà les occasions où il faut que les grands princes et les grands génies cèdent aux pédants. Toute la grandeur de votre génie ne peut rien sur les sillabes, et vous n'êtes pas le maître de mettre un G où il n'y en a point. Puisque me voicy sur les sillabes, je suplieray encor v. a. R. d'écrire vice avec un c, et non avec deux ss. Avec ces petites attentions vous serez de l'Académie française quand il vous plaira, et principauté à part, vous luy ferez bien de l'honeur. Peu de ses académiciens s'expriment avec autant de force que mon prince, et la grande raison est qu'il pense plus qu'eux. En vérité il y a dans votre épître un portrait de la calomnie qui est de Michel Ange, et un de la jeunesse qui est de l'Albane. Que v. a. R. redouble bien vivement l'envie que nous avons de luy faire notre cour! Nous nous arrangeons pour partir au mois d'avril et il faudra que je sois bien malheureux si des frontières de Juliers je ne trouve pas un petit chemin qui me conduira aux pieds de v. a. R.

Qu'elle me permette de l'instruire que probablement nous resterons une année dans ces quartiers là, à moins que la guerre ne nous en chasse. Madame du Chastelet compte retirer tous les biens de sa maison qui sont engagez. Cela sera long, et il faut même essuyer à Vienne et à Bruxelles un procez qu'elle poursuivra elle même, et pour lequel elle a déjà fait des écritures, avec la même netteté, et la même force qu'elle a travaillé à cet ouvrage du feu. Quand même ces affaires là dureroient deux années, n'importe, il faudroit abandonner Cirey pour deux années. Les devoirs et les affaires sérieuses marchent avant tout; et comment regreteroit on Cirey, quand on sera plus proche de Cleves, et d'un pays qui sera probablement honoré de la présence de v. a. R. Ainsi peutêtre monseigneur suplierons nous v. a. R. de suspendre L'envoy de ce bon vin dont votre générosité veut me faire boire. Il y a aparence que j'iray boire longtemps du vin du Rhin en Liege et Juliers. Votre A. R. est trop bonne, elle a consulté des médecins pour moy, et elle daigne m'envoyer une recette qui vaut mieux que toutes leurs ordonances.

Ma santé seroit rétablie
Si je me trouvois quelque jour
Près d'un tonneau de vin d'Hongrie,
Et le buvant dans votre cour,
Mais le buvant près d'Emilie.

Je suis avec le plus profond respect, avec admiration, avec la tendresse que vous me permettez

de v. a. R.

monseigneur.