à Wesel, ce 24 de juillet 1738
Mon cher ami, me voilà rapproché de plus de soixante lieues de Cirey.
Il me semble que je n'ai plus qu'un pas à faire pour y arriver, et je ne sais quel pouvoir invincible m'empêche de satisfaire mon empressement pour vous voir. Vous ne sauriez concevoir ce que me fait souffrir votre voisinage: ce sont des impatiences, ce sont des inquiétudes, ce sont enfin toutes les tyrannies de l'absence.
Rapprochez, s'il se peut, votre méridien du nôtre; faisons faire un pas à Remusberg et à Cirey pour se joindre.
Je souhaiterais beaucoup que m. de Maupertuis pût me rendre ce service. Je lui en saurais meilleur gré que de ses découvertes sur la figure de la terre, et de tout ce que lui ont appris ses Lapons.
A propos de voyage, je viens de passer dans un pays où assurément la nature n'a rien épargné pour rendre les terres les plus fertiles, et les contréesles plus riantes du monde; mais il semble qu'elle se soit épuisée en faisant les arbres, les haies, les ruisseaux, qui embellissent les paysages, car assurément elle a manqué de force pour y perfectionner notre espèce.
Toute la Westphalie s'est presque rencontrée dans notre chemin. Si dieu daigna communiquer son souffle divin à l'homme, il faut avouer qu'il en a été plus chiche pour cette nation que pour les autres. Tant y a qu'elle est si mal partagée du côté de l'esprit, que c'est effectivement un fait à mettre en question, si ces figures humaines sont des hommes qui pensent, ou non.
Je m'entretiens avec tous ceux qui viennent ici de Hollande de votre réputation, ou je trouve des gens qui pensent comme moi, ou je fais des prosélytes. J'ai combattu pour vous à Brunswic contre un certain Bothmer, bel esprit manqué, vif, étourdi, et qui décide de tout en dernier ressort. Ma cause a été triomphante, comme vous pouvez le croire; et l'autre, confondu par la puissance de votre mérite, s'est reconnu vaincu.
Ce sont en partie les libelles infâmes dont vos compatriotes se piquent de vous affubler qui préviennent le public, pour l'ordinaire juge injuste et mal instruit. Il suffit qu'un homme soit blâmé par quelqu'un qui écrit contre lui, pour que la plupart du monde se contente de renouveler contre lui les accusations de son rival. Le vulgaire n'examine jamais, mais il aime à répéter ce que les autres ont dit surtout lorsque c'est quelqu'un de poids.
Votre nation est bien ingrate et bien légère de souffrir que quelque médisant, que quelque plume inconnue, ose entreprendre de flétrir vos lauriers. Est ce que le nombre des grands hommes est si commun? Serait ce parce que vous ne donnez point de l'encensoir au travers du visage des dieux de la terre? Quelques raisons qu'ils puissent alléguer, il n'y en aura que de mauvaises. Si Auguste eût souffert qu'on couvrit Virgile d'opprobre, si Louis XIV eût contribué à supprimer le mérite de Despréaux, ils auraient été moins grands princes, et le monarque romain et le monarque français auraient peut-être été obligés de renoncer à une partie de leur réputation.
C'est une espèce de barbarie que d'obscurcir ou de contribuer à étouffer le mérite et les grands talents. Les Français, en ne vous estimant pas assez, semblent se trouver indignes d'être les compatriotes de l'auteur de la Henriade. On sent trop, pour peu qu'on y fasse attention, que la plume de vos ennemis est trempée dans le fiel de l'envie. Ce ne sont point des raisons qu'ils allèguent contre vous, ce sont des traits de malignité et de méchanceté; tant il est vrai que la jalousie et l'envie sont une espèce de brouillard qui obscurcit aux yeux du jaloux le mérite de son adversaire.
Thieriot m'a envoyé les deux lettres que vous avez écrites, l'une sur les ouvrages de Dutot, et l'autre sur Mérope. Ce sont des chefs-d'œuvrechacune dans leur genre. Vous jugez de la poésie en Horace, et de l'art de rendre les hommes heureux en Agrippa, en Amboise.
Je mène depuis quelque temps une vie active, et très active. Dans quelques semaines, la contemplative aura son tour. On peut être heureux dans l'une et dans l'autre; et comment saurait on être malheureux, lorsqu'on peut se flatter d'avoir de vrais amis? Soyez toujours le mien, monsieur, et ne doutez jamais de l'estime parfaite avec laquelle je suis, monsieur, votre très fidèle ami
N'oubliez pas d'assurer la marquise de tous les sentiments d'admiration que son mérite m'inspire; je ne parle point de sa beauté, car il paraît qu'elle est ineffable.
Federic