1722-10-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marguerite Madeleine Du Moutier, marquise de Bernières.

Votre lettre a mis un nouvel agrément dans la vie que je mène à la Haie.
De tous les plaisirs du monde je n'en connois point de plus flatteur que de pouvoir compter sur l'amitié d'une dame aussi estimable que vous. Je resterai encor quelques jours à la Haye pour y prendre touttes les mesures nécessaires sur l'impression de mon poème, et je partirai lorsque les baux jours finiront. Il n'y a rien de plus agréable que la Haye quand le soleil daigne s'y montrer. On ne voitici que des prairies, des canaux, et des arbres vers; c'est un paradis terrestre depuis la Haie à Amsterdam; j'ai vu avec respect cette ville qui est le magasin de l'univer. Il y avoit plus de mille vaissaux dans le port. De cinq cens mille hommes qui habitent Amsterdam, il n'y en a pas un d'oisif, pas un pauvre, pas un petit maitre, pas un homme insolent. Nous rencontrâmes le pensionaire à pied sans laquais au milieu de la populace. On ne voit la personne qui ait de cour à faire, on ne se met point en haie pour voir passer un prince, on ne conoit que le travail et la modestie. Il y a à la Haie plus de magnificence et plus de société par le concours des ambassadeurs. J'y passe ma vie entre le travail et le plaisir et je vis ainsi à la hollandoise et à la françoise. Nous avons ici un opéra détestable mais en revanche je voi des ministres calvinistes, des arminiens, des sociniens, des rabins, des anabaptistes qui parlent tous à merveille et qui en vérité ont tous raison. Je m'acoutume tout à fait à me passer de Paris, mais non pas à me passer de vous. Je vous réitère encor mon engagement de venir vous trouver à la Riviere si vous y êtes encor au mois de novembre. N'y restez pas pour moy mais soufrez seulement que je vous y tienne compagnie si votre goust vous fixe à la campagne pour quelque temps. Permettez moi de présenter mes respects à mr de Bernieres et à tout ce qui est chez vous. Je suis toujours avec un dévouement très respectueux votre très humble et obéissant serviteur Volt.