à Cirey en Champagne ce 21 février 1738
Monsieur,
J'ay toujours eu une si grande confiance dans vos bontez pour moy, que j'ay négligé de vous importuner au sujet du désistement que Jore remit entre vos mains et des papiers concernant cette affaire.
Je fis tout ce que vous m'aviez prescrit dès l'intant que je le pus, et monsieur Dargental m'a mandé il y a plus d'un an que vous étiez content.
Si vous vouliez bien ordonner monsieur à celuy de vos secrétaires qui a les papiers en question entre les mains de me les renvoyer, je vous serois trèsobligé. Je suis dans la nécessité de prendre toutes les sûretez possibles contre un homme tel que Jore dont vous connaissez la scélératesse.
J'ay apris avec douleur dans ma retraitte que l'on continue à inonder Paris de brochures infâmes. Il y en a deux surtout dont on m'a parlé qui semblent mériter toute votre indignation. L'une est un almanac du diable, infamie qu'on renouvelle tous les ans, l'autre est un receuil de chansons atroces faites pendant la régence et de pièces licensieuses sous le nom de mr Ferrand. Il y a dans ce dernier receuil une pièce de l'abbé de Chaulieu que l'on prétend que la calomnie m'atribue, elle est intitulée Epitre à Uranie.
Je suis sorti du silence que je garde depuis si longtemps avec tout le monde, pour écrire à Paris, et j'ay promis des récompenses à des personnes au fait de ces livres livres nouvaux, pour déterrer ceux qui les distribuent et vous en avertir sur le champ.
Un de mes neveux nommé Mignot, correcteur des comptes, se donne des mouvements pour connaitre les imprimeurs de ces libelles, et il doit avoir l'honeur de vous rendre compte de ce qu'il poura découvrir.
Pour moy monsieur je me repose entièrement sur votre protection. Il y a vingt cinq ans au moins que je vous suis dévoué. J'ay eu l'honeur d'être élevé avec vous quelques années, et assurément vous devez me regarder comme un de vos plus anciens, et de vos plus tendres serviteurs.
Vous savez mieux que moy monsieur que les nouvelles eclésiastiques s'impriment publiquement à Utrect et de là sont envoyées en France, mais vous ne sauriez croire à quel point ce party dangereux se fortifie dans les provinces. L'impertinente et abominable secte des convulsionaires est un bau champ pour cet ouvrage que j'avois autrefois commencé sous vos yeux, et que je reprendrois de grand cœur, uniquement pour vous, sans autre confident, si vous l'ordoniez. Vous n'auriez qu'à me faire tenir quelques mémoires sur ces fous de cabrioleurs, il y a de quoy faire quelque chose d'utile et de très plaisant. J'y employerois volontiers mon loisir dans la vue de servir l'état, et vous monsieur dont je seray toute ma vie avec respect et reconnaissance
le très humble et très obéissant serviteur
Voltaire
Les personnes qui pouroient être soupçonnées d'être les éditeurs de l'almanac du diable et autres brochures sont un nommé Parfait, un nommé Guiot de Merville, autrefois libraire à la Haye, fils d'un maître de la poste aux chevaux de Versailles, auteur de quelques pièces pour la foire, l'abbé Desfontaines.
Il y a un colporteur peu connu nommé Guilliere qui pouroit donner des indices sur ces imprimez.
On peut avoir des lumières d'un nommé Tabori, autrefois libraire, travaillant secrètement avec Jore. Il demeuroit il y a quelques années près de l'hôtel de Tours.
J'ay droit d'espérer monsieur de votre probité et de vos bontez que vous payerez au moins ma confiance et mon respectueux attachement d'un secret inviolable.