1738-01-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Je comptois mon cher amy vous envoyer aujourduy un énorme paquet pour le prince, et j'aurois été charmé que vous eussiez lu tout ce qu'il contient.
Vous eussiez vu et peutêtre aprouvé la manière dont je pense sur bien des choses, et surtout sur vous. Je luy parle de vous comme le doit faire un homme qui vous estime, et qui vous aime depuis si longtemps. Mais comme il m'ordonne d'envoyer le paquet par une autre voye, et que etc.;.. je suis obligé de me servir de la voye qu'il m'indique.

J'aurois sur ce commerce et sur cet entrepost baucoup de choses à vous dire. Je réserve mes bavarderies pour le temps où j'auray le plaisir de vous voir, car c'est une espérance que je ne veux point perdre. En attendant il faut que je vous dise que je commence à croire que quelqu'un aura voulu prévenir et affaiblir le goust et la confiance que Le prince doit avoir pour vous. Il doit par vos lettres vous aimer, et vous estimer. Cela est indubitable, mais ce n'est pas assez. Il faut que vous soyez regardé par luy, comme un philosofe indépendant, comme un homme qui s'attache à luy par goust, par estime sans aucune vue d'intérest. Il faut que vous ayez auprès de luy cette espèce de considération qui vaut mieux que mil écus d'apointements, et qui à la longue attire en effet des récompenses solides. C'est sur ce pied là que je vous ay cru tout établi dans son esprit, et c'est de là que je suis party touttes les fois qu'il s'est agi de vous. J'étois d'autant plus disposé à le croire que vous me mandâtes il y a quelque temps àpropos de Mr le baron de Keiserling que le prince envoya de Berlin à madame la marquise du Chastelet, le prince nous a aussi envoyé un gentilhomme etc. Vous ajoutiez je ne sai quoy de Bruit dans le monde, à quoy je n'entendois rien et tout ce que je comprenois, c'étoit que le prince vous donnoit tous les agréments et toutes les récompenses que vous méritez et que vous devez en attendre.

Enfin je croiois ces récompenses si sûres que Mr de Keizerling qui est en effet son favori, et dont le prince ne me parle jamais que comme de son amy intime, me dit que L'intention de son altesse Royale, étoit de vous faire sentir de la manière la plus gracieuse les effets de sa bienveillance. Voicy à peu près mot à mot ce qu'il me dit. 'Notre prince n'est pas riche àprésent, et il ne veut pas emprunter, parcequ'il dit qu'il est mortel, et qu'il n'est pas sûr que le Roy son père payast ses dettes. Il aime mieux vivre en filosofe en attendant qu'il vive un jour en grand roy, et il serait très fâché alors qu'il y eût un prince sur la terre qui récompensast mieux ses serviteurs que luy. Je vous avoueray même, continua t'il, que L'extrême envie qu'il a d'établir sa réputation chez les étrangers l'engagera toujours à prodiguer des récompenses d'éclat sur ses serviteurs qui ne sont pas ses sujets.'

Ce fut à cette occasion que je parlay de vous à mr de Keizerling dans des termes qui luy firent une très grande impression. C'est un homme de baucoup de mérite qui s'est conduit avec le roy en serviteur vertueux, et auprès du prince en amy véritable. Le Roy l'estime, et le prince L'aime comme son frère.

Madame la marquise du Chastelet l'a si bien reçu, luy a donné des fêtes si agréables, avec un air si aisé, et qui sentoit si peu L'empressement et la fatigue d'une fête, elle l'a forcé d'une manière si noble, et si adroite, à recevoir des présents extrêmement jolis, qu'il s'en est retourné enchanté, de tout ce qu'il a vu, entendu, et reçu. Ses impressions ont passé dans l'âme du prince Royal qui en a conçu pour madame la marquise du Chastelet toute l'estime, et j'ose dire L'admiration qu'elle mérite. Je vous fais tout ce détail mon cher amy pour vous persuader que Mr de Keiserling doit être l'homme par qui les bienfaits du prince doivent tomber sur vous.

Je vous répète que je suis bien content de la politique habile et noble que vous avez mise dans le refus adroit d'une petite pension, et si par hazard (car il faut prévoir tout) il arrivoit que s. a. R. prit votre refus pour un mécontentement secret, ce que je ne crois pas, je vous réponds qu'en ce cas Mr de Keizerling vous serviroit avec autant de zèle que moy même. Continuez sur ce ton, que vos lettres insinuent toujours au prince le prix qu'il doit mettre à votre affection à son service, à vos soins, à votre sagesse, à votre désintéressement, et je vous réponds moy que vous vous en trouverez très bien. J'ay été profète une fois en ma vie, aussi n'étoit ce pas dans mon pays. C'étoit à Londres avec notre cher Fakener. Il n'étoit que marchand, et je luy prédis qu'il seroit ambassadeur à la Porte. Il se mit à rire, et enfin le voylà ambassadeur. Je vous prédis que vous serez un jour chargé des affaires du prince devenu roy, et quoyque je fasse cette prédiction dans mon pays, votre sagesse l'effectuera. Mais de manière ou d'autre soyez sûr d'une fortune. Si vous venez à Cirey nous vous en dirons davantage. Je suis sensiblement touché du danger de ce pauvre mr Melon. C'est un des hommes du monde que j'estime le plus. Au nom de dieu dites luy combien je m'intéresse à luy. Madame du Chastelet, qui a baucoup lu son livre, aime comme moy l'auteur.

Je suis bien aise que Pirron gagne quelque chose à me tourner en ridicule. L'avanture de la Malcrais Maillard est assez plaisante. Elle prouve au moins que nous sommes très galants, car quand Maillard nous écrivoit nous ne lisions pas ses vers, quand mademoiselle de la Vigne nous écrivit, nous luy fîmes des déclarations.

Je vous recomande mes nièces mon cher amy. Balot m'oublie donc? Embrassez notre amy Berger. Mais pourquoy Bernard est il brouillé avec vous?

Monsieur le chancelier n'a pas cru devoir m'acorder le privilège des Eléments de Neuton. Peutêtre doi je luy en être très obligé. Je traitais la philosofie de Descartes comme Descartes a traitté celle d'Aristote. Mr Pitot qui a examiné mon ouvrage avec soin le trouvoit assez exact, mais enfin je n'aurois eu que de nouvaux ennemis et je garderai pour moy les véritez que Neuton et Gravesende m'ont aprises. Adieu mon cher amy.