1737-12-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Je vois par votre lettre mon cher amy que vous êtes très peu instruit de la raison qui m'a forcé de me priver pour un temps du commerce de mes amis.
Mais votre commerce m'est si cher que je ne veux pas hasarder de vous en parler dans une lettre qui peut fort bien être ouverte malgré touttes mes précautions.

J'ay cru devoir mander au prince royal la calomnie dont je vous remercie de m'avoir instruit. Vous croyez bien que je ne fais ny a luy ny a moy l'outrage de me justifier. Je luy dis seulement que votre zèle extrême pour sa personne ne vous a pas permis de me cacher cette horreur, et que les mêmes sentiments m'engagent à l'en avertir. Je croi que c'est un de ces attentats méprisables, un de ces crimes de la canaille que les rois doivent ignorer. Nous autres philosophes nous devons penser comme des rois, mais malheureusement la calomnie nous fait plus de mal réel qu’à eux.

Vous deviez bien m'envoyer les versiculets du prince et la réponse. Vous me direz que c’étoit à moy d'en faire, et que je suis bien impertinent de rester dans le silence quand les savants et les princes, s'empressent à rendre hommage à madame de la Popliniere.

Mais quoy si ma muse échaufée
Eut loué cet objet charmant
Qui réunit si noblement
Les talens d'Euclide et d'Orphée
Ce seroit un foible ornement
Au piedestal de son trofée.
La louer est un vain employ,
Elle régnera bien sans moy
Dans ce monde, et dans la mémoire,
Et l'heureux maitre de son cœur,
Celuy qui fait seul son bonheur
Pourait seul augmenter sa gloire.

A propos de vers on imprime l'enfant prodigue un peu différent de la détestable copie qu'ont les comédiens, et que vous avez envoyé (dont j'enrage) au prince royal.

Je n'ay encor fait que deux actes de Merope car j'ay un cabinet de fisique qui me tient au cœur.

Pluribus attentus minor ad singula.

Je trouve dans Castor et Pollux des traits charmants. Le tout ensemble n'est pas peutêtre bien tissu. Il y manque le molle et amœnum, et même il y manque l'intérest. Mais après tout je vous avoue que j'aimerois mieux avoir fait une demi douzaine de petits morceaux qui sont épars dans cette pièce qu'un de ces opera insipides et uniformes. Je trouve encor que les vers n'en sont pas toujours bien liriques, et je croi que le récitatif a deu baucoup coûter à notre grand Ramau. Je ne songe point à sa musique que je n'aye de tendres retours pour Samson. Es ce qu'on n'entendra jamais à l'opéra

Profonds abîmes de la terre,
Enfer ouvre toy, etc.?

Mais ne pensons plus aux vanitez du monde. Je vous remercie mon ami d'avoir consolé mes nièces. Je ne leur proposais un voiage a Cirey qu'en cas que leurs affaires et les bienséances s'acomodassent avec ce voiage. Mais voicy une autre négociation qui est assez digne de la bonté de votre cœur et du don de persuader dont dieu a pourvu votre esprit acort et votre longue fisionomie.

Si madame Pagnon vouloit se charger de marier la cadette à quelque bon gros robin, je me chargerois moy de marier l'ainée à un jeune homme de condition dont la famille entière m'honore de la plus tendre et de la plus inviolable amitié. Assurément je ne veux pas hasarder de la rendre malheureuse. Elle auroit affaire à une famille qui seroit à ses pieds, elle seroit maîtresse d'un châtau assez joli qu'on embeliroit pour elle. Un bien médiocre la feroit vivre avec baucoup plus d'abondance que si elle avoit quinze mille livres de rentes à Paris. Elle passeroit une partie de l'année avec madame du Chastelet, elle viendroit à Paris avec nous dans l'ocasion, enfin je serois son père. C'est mon cher ami ce que je luy propose, en cas qu'elle ne trouve pas mieux. Dieu me préserve de prétendre gêner la moindre de ses inclinations. Attenter à la liberté de son prochain me parait un crime contre l'humanité. C'est le péché contre nature. C'est à votre prudence à sonder ses inclinations. Si après que vous luy aurez représenté ce party avec vos lèvres de persuasion, elle le trouve à son gré, alors qu'elle me laisse faire. Vous pourez luy insinuer un peu de dégoust pour la vie médiocre qu'elle mèneroit à Paris, et baucoup d'envie de s’établir honnêtement. Ce seroit ensuite à elle à ménager tout doucement l'esprit de ses oncles. Tout cecy comme vous voyez est l'exposition de la pièce. Mais le dernier acte n'est pas je croi prest d’être joué. Je remets l'intrigue entre vos mains.

Voicy un petit mot de lettre pour l'amy Berger. Adieu, je vous embrasse. Comment donc le gentil Bernard a t'il quitté Pollion et Tucca? Adieu mon cher amy.

Je reçois dans le moment une lettre de ma nièce qui me fait baucoup de plaisir. Elle n'est pas loin d'accepter ce que je luy propose, et elle a raison. Vale.