[Remusberg, 6 mars 1737]
Monsieur,
J'ai été agréablement surpris par les vers que vous avez bien voulu m'adresser; ils sont dignes de l'auteur.
Le sujet le plus stérile devient fécond entre vos mains. Vous parlez de moi et je ne me reconnais plus; tout ce que vous touchez se convertit en or.
Qui saurait qu'Alexandre le grand exista jadis, si Quinte Curce et quelques fameux historiens n'eussent pris soin de nous transmettre l'histoire de sa vie? Le vaillant Achille et le sage Nestor n'auraient pas échappé à l'oubli des temps sans Homere qui les célébra. Je ne suis pas, je vous assure, ni une espèce ni un candidat de grand homme; je ne suis qu'un simple individu qui n'est connu que d'une petite partie du continent et dont le nom, selon toutes les apparences, ne servira jamais qu’à décorer quelque arbre de généalogie, pour tomber ensuite dans l'obscurité et dans l'oubli. Je suis surpris de mon imprudence lorsque je fais réflexion sur ce que je vous adresse des vers. Je désapprouve ma témérité dans le temps que je tombe dans la même faute. Despréaux dit qu’
Je vous prie, monsieur, de vouloir être mon maître en fait de poésie, comme vous le pouvez être en tout. Vous ne trouverez jamais de disciple plus docile et plus souple que je serai. Bien loin de m'offenser de vos corrections, je les prendrai comme les marques les plus certaines de l'amitié que vous avez pour moi.
Un entier loisir m'a donné le temps de m'occuper à la science qui me plaît. Je tâche de profiter de cette oisiveté et de la rendre utile, en m'appliquant à l’étude de la philosophie, de l'histoire, et en m'amusant avec la poésie et la musique. Je vis à présent comme homme et je trouve cette vie infiniment préférable à la majestueuse gravité et à la tyrannique contrainte des cours. Je n'aime pas un genre de vie mesuré à la toise. Il n'y a que la liberté qui ait des appas pour moi.
Des personnes peut-être prévenues vous ont fait un portrait trop avantageux de moi. Leur amitié m'a tenu lieu de mérite. Souvenez vous, monsieur, je vous prie, de la description que vous faites de la renommée,
Quand des personnes d'un certain rang remplissent la moitié d'une carrière, on leur adjuge le prix que les autres ne reçoivent qu'après l'avoir achevée. D'où peut venir une si étrange différence? Ou bien nous sommes moins capables que d'autres à faire bien ce que nous faisons, ou de vils adulateurs relèvent et font valoir nos moindres actions.
Le feu roi de Pologne, Auguste, calculait de grands nombres avec assez de facilité; tout le monde s'empressait à vanter sa haute science dans les mathématiques; il ignorait jusqu'aux éléments de l'algèbre.
Dispensez moi, je vous prie, de vous citer plusieurs autres exemples que je pourrais vous alléguer.
Il n'y a eu, de nos jours, de grand prince véritablement instruit que le czar Pierre 1er. Il était non seulement législateur de son pays, mais il possédait parfaitement l'art de la marine. Il était architecte, anatomicien, chirurgien (quelquefois dangereux), soldat expert, économe consommé; enfin, pour en faire le modèle de tous les princes, il aurait fallu qu'il eût une éducation moins barbare et moins féroce que celle qu'il avait reçue dans un pays où l'autorité absolue n’était connue que par la cruauté.
On m'a assuré que vous étiez amateur de la peinture; c'est ce qui m'a déterminé à vous envoyer la tête de Socrate, qui est assez bien travaillée. Je vous prie contentez vous de mon intention.
J'attends avec une véritable impatience cette Philosophie et ce poème qui mènent tout droit à la ciguë. Je vous assure que je garderai un secret inviolable sur ce sujet. Jamais personne n'apprendra que vous m'avez envoyé ces deux pièces, et bien moins seront elles vues. Je m'en fais une affaire d'honneur. Je ne peux vous en dire davantage, sentant toute l'indignité qu'il y aurait de trahir soit par imprudence, soit par indiscrétion un ami que j'estime et qui m'oblige.
Les ministres étrangers sont des espions privilégiés des cours. Ma confiance n'est pas aveugle, ni destituée de prévoyance sur leur sujet. D'où pouvez vous avoir l’épigramme que j'ai faite sur m. La Croze? Je ne l'ai donné qu’à lui. Ce bon gros savant occasionna ce badinage; c’était une saillie d'imagination, dont la pointe consiste dans une équivoque assez triviale, et qui était passable dans les circonstances dans lesquelles je la composai, mais qui d'ailleurs est assez insipide. La pièce du père Tournemine se trouve dans la Bibliothèque française. M. La Croze l'a lue. Il hait les jésuites comme les chrétiens haissent le diable, et n'estime religieux que ceux de la congrégation de Saint-Maur, dans l'ordre desquels il a été.
Vous voilà donc parti de la Hollande. Je sentirai le poids de ce double éloignement. Vos lettres seront plus rares et mille empêchements fâcheux concourront à rendre votre correspondance moins fréquente. Je me servirai de l'adresse que vous me donnez du sieur Du Breuil. Je lui recommanderai fort d'accélérer autant qu'il pourra l'envoi de mes lettres et le retour des vôtres.
Puissiez vous jouir à Cirey de tous les agréments de la vie! Votre bonheur n’égalera jamais les vœux que je fais pour vous, ni ce que vous méritez. Marquez, je vous prie, à madame la marquise du Châtelet qu'il n'y a qu'elle seule à qui je puisse me résoudre de céder m. de Voltaire, comme il n'y a qu'elle seule qui soit digne de vous posséder.
Quand même Cirey serait à l'autre bout du monde, je ne renonce pas à la satisfaction de m'y rendre un jour. On a vu des rois voyager pour de moindres sujets, et je vous assure que ma curiosité égale l'estime que j'ai pour vous. Est il étonnant que je désire voir l'homme le plus digne de l'immortalité, et qui la tient de lui même? Je suis avec toute l'estime imaginable, monsieur votre très affectionné ami
Federic
Je viens de recevoir des lettres de Berlin, d'où l'on m’écrit que le résident de l'empereur avait reçu la Pucelle imprimée. Ne m'accusez pas d'indiscrétion.