2 février 1754
Très cher cousin, vous m'avez régalé de bonnes étrennes par vos deux lettres.
Je souhaite et de plus j'espère que mes sentiments d'amitié cordiale et sincère seront acceptés de vous sur le même pied. Il faut que je me retranche là dessus, car j'ai d'ailleurs une mauvaise nouvelle à vous apprendre. Votre cher ami Voltaire est mort à Colmar la semaine passée. A quelque chose malheur est bon. Nous n'en entendrons plus parler qu'en bien. Il va jouir dans le moment de l'oubli de son mauvais caractère et du fruit de sa juste réputation. Dans cinquante ans, on ne parlera plus de Rousseau ni de lui que comme de deux des plus beaux génies que la France ait jamais vu naître. Elle perd beaucoup en perdant un bel esprit de la première classe, très grand poète, très agréable prosateur, facile, ardent, nerveux, plein de philosophie et de pensées neuves, faible à la vérité dans la construction de ses poèmes, mais admirable dans le détail, et le plus grand coloriste qu'il y ait jamais eu. Il était encore en âge de produire de bonnes choses en vers et en prose, et peut-être verrons nous paraître de lui quantité d'ouvrages posthumes et hardis, car il ne craignait ni les paradoxes, ni les mensonges imprimés; on m'a parlé d'un gros recueil de lettres de lui et de mme du Châtelet. Quel dommage qu'il ait terni l'éclat d'un génie vivace par la plus basse avarice, par un caractère inquiet et follement jaloux d'une gloire exclusive! Il vient de finir ses jours dans l'amertume et dans une infortune méritée. La querelle de Berlin est inexcusable; on a publié tout à l'heure là dessus deux petits volumes de La Beaumelle et de lui, qui ne sont qu'un tissu d'infâmes injures ou de plates plaisanteries.
J'ai eu, de votre part, la visite de m. Mathieu; je lui ai promis, à votre requête, tout ce que je pourrais faire pour l'obliger, hors ma pratique, car il ne vous a pas dit que Vaudremont n'a jamais été mon notaire, mais bien Béguillet. J'en ai même un, nommé Raymond, logé dans ma maison du Vieux Marché, et dont je ne me sers pas.
J'attends avec impatience le retour du discours de Buffon et de la lettre de mme Denis, parce que vous en devez être le porteur….