1724-01-15, de [unknown] à Voltaire [François Marie Arouet].

Je ne suis pas surpris, monsieur, que dans votre lettre vous employez les expressions les plus emphatiques, pour marquer le danger extrême où vous avez été durant votre maladie; apparemment vous n'étiez encore que convalescent lorsque vous l'avez écrite.
Mais que vous ayez voulu vous mêler de la médecine, & parler de cet art comme si vous le professiez, j'avoue que cela me surprend; & s'il n'y avait que les médecins qui lûssent votre lettre, je ne m'embarasserais pas d'y répondre. Mais comme la plus grande partie des hommes ne se laisse conduire que par l'opinion, qu'ils ne jugent des choses que par les apparences, & qu'ils se forment aisément des préjugés faux dont il est difficile de les désabuser, ces réflexions m'ont donné occasion de faire quelques remarques sur votre lettre, & d'en faire part au public, pour prévenir les mauvaises impressions, qui sont bien plus à craindre, lorsqu'elles sont assaisonnées de la poésie.

Vous regardez la méthode qu'on a suivi dans votre traitement, comme nouvelle & extraordinaire; mais vous vous trompez, & puisque vous prétendez parler en médecin, vous devriez premièrement lire les auteurs de médecine, & connaître la pratique de nos plus célèbres médecins de Paris. Que dirait on d'un jardinier qui voudrait parler d'astronomie? Mais revenons à notre sujet: Sydenham retranche les cordiaux, et ne songe qu'à tempérer le sang lorsqu'il est trop agité, ou à le ranimer lorsqu'il n'a pas assez de mouvement. Boerhaave traite la petite vérole comme une vraie maladie inflammatoire, c'est à dire, avec des délayants, des rafraîchissants, &c. J'ai connu des médecins fameux, qui après les saignées nécessaires n'ordonnaient que de l'eau, & des tempérants. Mais voici en quoi cette méthode est extraordinaire, c'est en ce qu'on vous a donné huit fois l'émétique; vous avez assurément tout sujet de dire en cet endroit:

Que souvent l'un périt, où l'autre s'est sauvé,
Et par où l'un périt un autre est conservé.

En effet, monsieur, il est certain que l'émétique, au lieu de réussir dans les petites véroles, où la fièvre est violente; & accompagnée de fâcheux symptômes, ne produit que de très mauvais effets, parce qu'ordinairement l'estomac est tendu & gonflé de sang, qui en irritant le tissu nerveux & délicat de ce viscère, produit des nausées, & des vomissements: dans ce cas là il faut éviter l'émétique comme un vrai poison. Et je suis persuadé que si vous n'aviez pas bu autant de limonade que vous avez fait, vous n'en seriez jamais revenu. Cette liqueur a détruit la force de l'émétique comme tous les autres acides. Dans quel état n'auriez vous pas été réduit, si plein de santé vous eussiez pris huit fois l'émétique? Vous aviez pourtant bien plus à craindre dans l'état où vous étiez pour les raisons que je viens d'alléguer. Je croirais même que si vous en êtes revenu, c'est par un miracle, qu'Apollon, comme dieu de la poésie, de même que de la médecine, a voulu faire en votre faveur.

Direz vous après cela d'un ton ferme: Toute autre route me conduisoit à une mort infaillible, & je suis persuadé que la plûpart de ceux qui sont morts de cette redoutable maladie, vivroient encore, s'ils avoient été traitez comme moi. Et ne pourrait on pas se servir pour répondre à cette proposition d'un autre endroit de votre lettre où vous vous plaignez des raisonnemens faux & funestes qu'on fait? Voici vos propres termes: Cet homme, dit-on, a guéri par une telle voye, j'ai la même maladie que lui, donc il faut que je prenne le même remède. N'aurait on pas sujet de dire, combien de gens mourraient si on suivait cette méthode? Vous vous recriez, monsieur, contre les préjugés, & vous ne cherchez qu'à les introduire; vous voulez qu'on renonce ses préjugés pour embrasser les vôtres.

Ce n'est pas tout, monsieur, je remarque que vous décidez de la nature de la petite vérole avec plus de confiance que le plus habile médecin. La petite vérole, dites vous, par elle-même, dépouillée de toute circonstance étrangère, n'est qu'une dépuration du sang, favorable à la nature, & qui en nettoyant le corps de ce qu'il a d'impur lui prépare une santé vigoureuse. En vérité, à quoi pensiez vous dans cet endroit? Il y a plusieurs espèces de petite vérole indépendamment de toute circonstance étrangère. Il y en a de distinctes, & de confluentes; il y en a de plus violentes les unes que les autres. Comment prouverez vous qu'il faut la regarder comme une dépuration du sang? Si cela était, il faudrait que ceux qui ne l'ont jamais, jouissent d'une santé moins vigoureuse que les autres; que les anciens fussent plus valétudinaires que nous. Elle n'était point connue chez les Grecs, les Arabes sont les premiers qui nous en ont parlé, nous l'avons portée en Amérique, & il y a beaucoup de personnes qu'ils ne l'ont jamais. On a beau l'avoir, elle revient souvent. Pourquoi donc l'appeler une dépuration du sang? Le mot de levain ou venin est encore équivoque, le vulgaire le prend pour une substance particulière, & les gens qui raisonnent pour une certaine disposition des liqueurs de notre corps.

Si vous connaissiez les effets des cordiaux dans les petites véroles les plus bénignes, vous n'auriez jamais dit: Qu'une telle petite vérole soit traitée ou non avec des cordiaux ….. on en guérit aisément. Combien de malade[s] ne voit on pas à qui les cordiaux sont funestes? Chargés de particules sulphureuses ou ignées, volatiles, & extrêmement élastiques, ils augmentent le mouvement du sang, ils le rarefient, le sang poussé avec une trop grande rapidité se porte dans les endroits qui lui résistent le moins, comme à la tête, aux viscères du ventre, & de la poitrine, à cause que les vaisseaux de ces parties sont plus courts, plus amples, plus droits & moins comprimés. De là viennent tous ces symptômes mortels; de là vient que l'émétique est si souvent funeste.

Vous dites que lorsque le volume du sang augmenté dans les vaisseaux est sur le point de les rompre, &c. il faut recourir à la saignée: rien de plus juste que cela; non pas pour dépurer le sang, mais pour détendre les vaisseaux, rendre le jeu des ressorts plus souple, &c. Mais voici un endroit qui mérite réflexion: ensuite, dites vous, les médecines par les grandes évacuations emporteront la source du mal, &c. Je remarque en premier lieu que vous confondez l'effet avec la cause; vous croyez que le pus dont les grains de la petite vérole sont remplis, est la cause de cette maladie; point du tout, ce n'en est que l'effet. Les liqueurs poussées avec trop de violence, entrent sans être suffisamment broyées, ni divisées dans les conduits excrétoires de la peau, &c. s'échappent par les extrémités de ces conduits, & séjournant sous la surpeau, elle se changent en pus. En second lieu, quoique je sois persuadé que tout ce qui est capable d'ouvrir doucement sans aucune irritation les conduits excrétoires des intestins, est d'un grand secours dans cette maladie, je suis pourtant assuré que les grandes évacuations sont pernicieuses. On peut diminuer avec succès en partie les liqueurs superflues qui refluent dans le sang; on peut diminuer un peu la quantité des parties volatiles, & extrêmement élastiques qui causent souvent la raréfaction du sang. Mais il faut éviter les grandes évacuations; il faut bannir comme funeste tout ce qui peut les procurer. Tout ce qu'on peut permettre, c'est des purgatifs très légers & doux qui déterminent les humeurs vers les intestins sans les irriter. Dans les grandes évacuations on a sujet d'appréhender, & cela n'arrive que trop souvent, que les humeurs qui doivent naturellement s'échapper par la peau, ne soient forcées de se précipiter dans les intestins, surtout au commencement, parce qu'alors elles ne sont pas bien déterminées vers la peau. Si cela arrive, les intestins s'engorgent, & s'enflamment avec les autres viscères du ventre, & l'on sait que ces symptomes, ou plutôt cette nouvelle maladie, est plus à craindre que la petite vérole elle même.

Ce sont là, monsieur, les remarques que la lecture de votre lettre m'a donné occasion de faire; je ne m'y suis proposé que le bien du public, dont la conservation sera toujours chère aux honnêtes gens; vous en devez être d'autant plus persuadé que je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous, ni de votre médecin, a qui cette lettre s'adresse, à proprement parler; c'est à lui à en faire l'usage qu'il voudra. Comme il n'est rien de plus facile, ni de plus dangereux que d'introduire des préjugés dans la médecine, je me suis cru obligé de faire voir qu'en louant une méthode dangereuse, & trop commune par malheur, vous tâchez d'établir un préjugé funeste parmi ceux qui ne sont pas médecins. Ravi d'ailleurs de ce que vous vous portez bien. Je suis, &c.