1723-12-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis Nicolas Le Tonnelier de Breteuil, baron de Preuilly.

Je vais vous obéir, monsieur, en vous rendant un compte fidèle de la petite vérole, dont je sors, de la manière étonnante dont j'ai été traité, & enfin de l'accident de Maisons qui m'empêchera longtemps de regarder comme un bonheur mon retour à la vie.

Mr le président de Maisons & moi, nous fûmes indisposés le 4 novembre dernier, mais heureusement tout le danger tomba sur moi; nous nous fîmes saigner le même jour, il s'en porta bien, & j'eus la petite vérole. Cette maladie parut après deux jours de fièvre, & s'annonça par une légère éruption. Je me fis saigner une seconde fois de mon autorité malgré le préjugé vulgaire. M. de Maisons eût la bonté de m'envoyer le lendemain m. de Gervasi, médecin de m. le cardinal de Rohan, qui ne vint qu'avec répugnance. Il craignait de s'engager inutilement à traiter dans un corps délicat & faible une petite vérole déjà parvenue au second jour de l'erruption, & dont les suites n'avaient été prévenues que par deux saignées trop légères, sans aucun purgatif.

Il vint cependant & me trouva avec une fièvre maligne. Il eut d'abord une fort mauvaise opinion de ma maladie, les domestiques qui étaient auprès de moi s'en aperçurent & ne me laissèrent pas l'ignorer. On m'annonça dans le même temps que le curé de Maisons qui s'intéressait à ma santé & qui ne craignait point la petite vérole, demandait s'il pouvait me voir sans m'incommoder; je le fis entrer aussitôt, je me confessai & je fis mon testament, qui comme vous croyez bien ne fut pas long. Après cela j'attendis la mort avec assez de tranquillité, non toutefois sans regretter de n'avoir pas mis la dernière main à mon poème & à Mariamne, ni sans être un peu fâché de quitter mes amis de si bonne heure; cependant m. de Gervasi ne m'abandonnait pas d'un moment; il étudiait en moi avec attention, tous les mouvements de la nature, il ne me donnait rien à prendre sans m'en dire la raison, il me laissait entrevoir le danger & il me montrait clairement le remède: ses raisonnements portaient la conviction & la confiance dans mon esprit, méthode bien nécessaire à un médecin auprès de son malade, puisque l'espérance de guérir est déjà la moitié de la guérison. Il fut obligé de me faire prendre huit fois l'émétique; & au lieu des cordiaux qu'on donne d'ordinaire dans cette maladie, il me fit boire deux cents pintes de limonade: cette conduite, qui vous semblera extraordinaire, était la seule qui pouvait me sauver la vie. Toute autre route me conduisait à une mort infaillible, & je suis persuadé, que la plupart de ceux qui sont morts de cette redoutable maladie vivraient encore, s'ils avaient été traités comme moi.

Le préjugé populaire abhorre dans la petite vérole la saignée & les médecines, on ne veut que des cordiaux, on donne du vin au malade, on lui fait même manger de petites soupes & l'erreur triomphe de ce que plusieurs personnes guérissent avec ce régime. On ne songe pas que les seules petites véroles que l'on traite ainsi avec succès sont celles qu'aucun accident funeste n'accompagne, & qui ne sont nullement dangereuses.

La petite vérole par elle même, dépouillée de toute circonstance étrangère, n'est qu'une dépuration du sang, favorable à la nature, & qui en nettoyant le corps de ce qu'il a d'impur lui prépare une santé vigoureuse. Qu'une telle petite vérole soit traitée ou non avec des cordiaux, qu'on purge ou qu'on ne purge point, on en guérit sûrement.

Les plus grandes plaies, quand aucune partie essentielle n'est offensée, se referment aisément, soit qu'on les suce, soit qu'on les fomente avec du vin & de l'huile, soit qu'on se serve de l'eau de Rabel, soit qu'on y applique des emplâtres ordinaires, soit enfin qu'on n'y mette rien du tout; mais lorsque les ressorts de la vie sont attaquées, alors le secours de toutes ces petites recettes devient inutile, & tout l'art des plus habiles chirurgiens suffit à peine. Il en est de même de la petite vérole.

Lorsqu'elle est accompagnée d'une fièvre maligne, lorsque le volume du sang augmenté dans les vaisseaux est sur le point de les rompre, que le dépôt est prêt à se former dans le cerveau & que le corps est rempli de bile & de matières étrangères, dont la fermentation excite dans la machine des ravages mortels; alors la seule raison doit apprendre que la saignée est indispensable: elle épurera le sang, elle détendra les vaisseaux, rendra le jeu des ressorts plus souple & plus facile, débarrassera les glandes de la peau & favorisera l'éruption; ensuite les médecines par de grandes évacuations, emporteront la source du mal & entraînant avec elles une partie du levain de la petite vérole, laisseront au reste la liberté d'un développement plus complet & empêcheront la petite vérole d'être confluente: enfin on voit que le sirop de limon dans une tisane rafraîchissante adoucit l'acrimonie du sang, en apaise l'ardeur, coule avec lui par les glandes miliaires jusque dans les boutons, s'oppose à la corrosion du levain & prévient même l'impression que d'ordinaire les pustules font sur le visage.

Il y a un seul cas où les cordiaux même les plus puissants sont indispensablement nécessaires, c'est lorsqu'un sang paresseux, ralenti encore par le levain qui en embarasse toutes les fibres n'a pas la force de pousser au dehors le poison dont il est chargé. Alors la poudre de la comtesse de Kent, le baume de Vauseguer, le remède de m. Agnan, &c. brisant les parties de ce sang presque figé, le font couler plus rapidement, en séparant la matière étrangère, & ouvrent les passages de la transpiration au venin qui cherche à s'échapper.

Mais dans l'état où j'étais ces cordiaux m'eussent été mortels; cela fait voir démonstrativement que tous ces charlatans dont Paris abonde, & qui donnent le même remède (je ne dis pas pour toutes les maladies, mais toujours pour la même) sont des empoisonneurs qu'il faudrait punir.

J'entends faire toujours un raisonnement bien faux & bien funeste. Cet homme, dit on, a guéri par une telle voie,j'ai la même maladie que lui, donc il faut que je prenne le mème remède. Combien de gens sont morts pour avoir raisonné ainsi? On ne peut pas voir que les maux qui nous affligent sont aussi différents que les traits de nos visages, & comme dit le grand Corneille (car vous me permettrez de citer les poètes),

Que souvent l'un se perd où l'autre s'est sauvé,
Et par où l'un périt un autre est conservé.

Mais c'est trop faire le médecin, je ressemble aux gens qui ayant gagné un procès considérable par le secours d'un habile avocat, conservent encore pour quelque temps le langage du barreau.

Cependant, monsieur, ce qui me consolait le plus dans ma maladie, c'était l'intérêt que vous y preniez; c'était l'attention de mes amis, & les bontés inexprimables dont madame & m. de Maisons m'honoraient. Je jouissais d'ailleurs de la douceur d'avoir auprès de moi un ami, je veux dire, un homme qu'il faut compter parmi le très petit nombre d'hommes vertueux, qui seuls connaissent l'amitié dont le reste du monde ne connaît que le nom. C'est m. Tiriot, qui sur le bruit de ma maladie, était venu en poste de quarante lieues pour me garder, & qui depuis ne m'a pas quitté un moment. J'étais le 15 absolument hors de danger, & je faisais des vers le 16 malgré la faiblesse extrême qui me dure encore, causé par le mal & par les remèdes.

J'attendais avec impatience le moment où je pourrais me dérober aux soins qu'on avait de moi à Maisons, & finir l'embarras que j'y causais; plus on avait pour moi de bontés, plus je me hâtais de n'en pas abuser longtemps. Enfin je fus en état d'être transporté à Paris le 1 décembre. Voici, monsieur, un moment bien funeste; à peine fus je à deux cents pas du château, qu'une partie du plancher de la chambre où j'avais été, tomba tout enflammée; les chambres voisines, les appartements qui étaient au dessous, les meubles précieux dont ils étaient ornés, tout fut consumé par le feu. La perte monte à près de cent mille livres, & sans le secours des pompes qu'on envoya chercher à Paris, un des plus beaux édifices du royaume allait être entièrement détruit. On me cacha cette étrange nouvelle à mon arrivée, je la sus à mon réveil, vous n'imaginerez point quel fut mon désespoir. Vous savez les soins généreux que m. de Maisons avait pris pour moi, j'avais été traité chez lui comme un frère, & le prix de tant de bontés était l'incendie de son château. Je ne pouvais concevoir comment le feu avait pu prendre si brusquement dans ma chambre, où je n'avais laissé qu'un tison presque éteint. J'appris que la cause de cet embrasement était une poutre qui passait précisément sous la cheminée. C'est un défaut dont ont s'est corrigé dans la structure des bâtiments d'aujourd'hui & même les fréquents accidents qui arrivaient, ont obligé d'avoir recours aux lois pour défendre cette façon dangereuse de bâtir. La poutre dont je parle, s'était embrasée peu à peu par la chaleur de l'âtre qui portait immédiatement sur elle, & (par une destinée singulière, dont assurément je n'ai pas goûté le bonheur) le feu qui couvait depuis deux jours n'éclata qu'un moment après mon départ.

Je n'étais point la cause de cet accident, mais j'en étais l'occasion malheureuse, j'en eus la même douleur que si j'en avais été coupable; la fièvre me reprit aussitôt, & je vous assure que dans ce moment je sus mauvais gré à m. de Gervasi de m'avoir conservé la vie.

Madame & m. de Maisons reçurent la nouvelle plus tranquillement que moi, leur générosité fut aussi grande que leur perte & que ma douleur. M. de Maisons mit le comble à ses bontés, en me prévenant lui même par des lettres qui font bien voir qu'il excelle par le cœur comme par l'esprit. Il s'occupait du soin de me consoler, & il semblait que ce fût moi dont il eût brûlé le château: mais sa générosité ne sert qu'à me faire sentir encore plus vivement la perte que je lui ai causé, & je conserverai toute ma vie ma douleur aussi bien que mon admiration pour lui, &c.

Je suis &c.