1743-10-11, de Louisa Ulrica, queen of Sweden à Voltaire [François Marie Arouet].

C'est pour vous faire part, Monsieur, de l'avanture la plus étrange de ma vie, que j'ai le plaisir de vous Ecrire.
Comme vous y avez donné lieu, je ne pouvais me dispenser de vous en faire le récit. Retiré dans ma solitude dans le temps que Morphée sème ses pavots, je goûtais le plaisir d'un sommeil doux et tranquille. Un songe charmant s'enparait de mes sens. Apollon d'un port Majestueux, l'air doux et gracieux, suivi des neuf Soeurs, se présente à ma vue. J'apprend, dit il, jeune mortelle, que tu reçus des vers de mon favori. Une chétive prose fut toute ta réponse; j'en fus offencé, ton ignorance fut ton crime, te pardonner, c'est l'ouvrage des Dieux. Viens je veux te dicter. J'obéis en Ecrivant ce qui suit:

Quand vous fûtes ici, Voltaire,
Berlin de l'arcenal de Mars
Devint le Temple des beaux arts,
Mais trop plein de l'objet dont le coeur vous sut plaire,
Emilie en tous lieux présente à vos regards,
Enfin l'illusion, une douce chimère,
Me fit passer chez vous pour Reine de Cithere.
Au sortir de ce songe heureux
La vérité, toujours sévère,
A Bruxelles bientôt dessillera vos yeux:
Je sens assez de nous la différence extrême.
O vous, tendres amis, qui vous rendez fameux,
Au haut de l'Helicon vous vous placez vous même:
Moi je dois tout à mes ayeux.
Tel est l'arrêt du sort suprême:
Le hazard fait les Rois, la vertu fait les Dieux.

A ces mots je m'éveillai, à mon réveil vous perdites un Empire et moi l'art de rimer. Contentez vous Monsieur, qu'une deuxième fois en prose je vous assure de l'estime parfaite avec laquelle je suis

Votre affectionnée

Ulrique