1737-01-05, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur, Je Vous avoue que j'ai resenti une secrète joye de Vous savoir en Holande, me voyant par là plus à portée de resevoir de Vos nouvelles, quoi que je craignie de la fason que Vous me marquéz y estre, que quelque fâcheuse raison vous ait obligé de quitér la France et de prandre l'incognito; soyéz sûr Monsieur que ce secret ne transpirera pas par mon indiscrétion.

La France et l'Angletere sont les deux soeuls états où les arts soyent en considération. C'est chéz eux que les autres nations doivent s'instruire. Ceux qui ne peuvent pas s'i transportér en personnes peuvent dumoins dans les écrits de leurs auteurs célèbres puisér des Cognoisances et des lumières; Leurs Langues méritent bien par conséquent que les étrangers les étudient, principallement la Française qui celon moi pour l'élégance, la finnesse des tours et l'énergie a une grâce particuillère: ce sont les motifs sufisants qui m'ont engagé à m'i apliquér. Je me sens récompensé richement de mes pennes par l'aprobation que Vous m'acordés avec tant d'indulgence.

Louis 14 étoit un prince grand par une infinitez d'endroits. Un solécisme, une faute d'ortographe ne pouvoit ternir en rien l'éclat de sa réputation établie par tant d'actions qui l'ont Imortallisé. Il lui convenoit en tout sens de dire

Cesar est super gramaticam.

Mais il y à des cas particuillers qui ne sont pas générallement aplicable. Celui ci est de ce nombre et ce qui étoit un défaut imperceptible en Louis 14 devienderoit une Négligeance condamnable en tout autre.

Je ne suis grand par rien. Il n'y a que mon aplication qui poura peutêtre un jour me randre utille à ma patrie, et c'est là toute la gloire que j'ambitionne. Les arts et les sciances ont toujours été les enfans de l'abondance. Les païs où ils ont fleuris ont eu un avantage incontestable sur ceux que la Barbarie nourisoit dans l'obscurité; outre que les sciances contribuent de beaucoup à constituér la fellicité des hommes: Je me trouverois fort heureux de pouvoir les amenér dans nos climats reculléz, où jusqu'àprésent elles n'ont que foiblement pénétrées. Semblable à ces cognoiseurs de Tableaux, qui savent en jugér, qui cognoisent les grands Maitres, mais qui ne s'entendent pas maime à brojer des couleurs, je suis frapé par ce qui est beaux, je l'estimme, mais je n'en suis pas moins igniorent. Je crains sérieusement monsieur que Vous preniez une Idée trop avantageuse de moi; un Poète ause s'abandonnér au feux de son Imagination, et il pouroit fort bien arivér que Vous Vous forgiez un Phantôme à qui Vous atribujiez mille qualitez, mais qui ne dût son existance qu'à la fécondité de Vostre heureuse imagination.

Vous auréz lux sans doute le Poème D'Allaric de Madame Scudéri; il comance ci je ne me trompe par ces vers,

Je chante le Vaincoeur des Vaincoeurs de la Tere, etc.

Voilà certenement tout ce que l'on peut dire, mais malheureusement le Poète en reste là, et la superbe idée que l'on c'étoit formé du Héros diminue à chaque page. Je crains beaucoup d'estre dans le maime cas et je Vous avoue monsieur que j'aime infiniment mieux ces rivières qui coullent doucement près de leur sources, s'acroisent dans leur cours et roullent enfein parvenues à leur ambouchures, des flots samblables à ceux des Mers.

Je m'aquite enfin de ma promesse et je Vous envoye par cete ocasion la moitié de la Métaphisique de Volf, l'autre moitié suivra dans peux; un de mes amis que j'aime et que j'estime, s'est chargé de cette traduction par amitié pour moi; La Traduction en est très exacte et fidelle. Il en auroit châtié le stile, si des afaires indispensables ne l'avoit araché de chéz moi: J'ai pris soin de marquér les endroits principeaux. Je me flate que cet ouvrage aura Vostre aprobation, Vous avez l'esprit trop juste pour ne Pas le goûtér.

La Proposition de l'estre simple (qui est une espesse d'atome ou des monades dont parle Leibnitz) vous paraitera peutétre un peu obscure. Pour la bien comprandre il faut faire atention aux définitions que l'auteur fait auparavants, de l'espasse; de l'étandue; des limites; et de la figure.

Le grand ordre de cet ouvrage, et la conection intime qui lie toute les propositions les unes avec les autres, est à mon avis ce qu'il y a de plus admirable dans ce livre; La fason de Raisonnér de l'auteur est aplicable à tout sorte de sujets: Elle peut estre d'un grand usage à un politique qui sait s'en servir, j'ause même dire qu'Elle est apliquable à tout les cas de la vie privée.

La lecture des ouvrages de Mons: Volf bien loin de m'ofusquér les jeux sur ce qui est beaux, me fournit encore des motifs plus puissants pour y donér mon aprobation.

Le mérite de Vos ouvrages est la raison sufisante de mon admiration, et n'j ayent que la cognoisance de la perfection qui nous cause du plaisir il s'en suit que Vos ouvrages ayent ses perfections doivent indubitablement me causér du plaisir et de la satisfaction.

J'atens Vos ouvrages en prose et en Vers avec une égalle impatience. Vous augmenterai Monsieur de beaucoup la recognoisance que je vous dois déjà.

Vous pouriez donner Vos productions à des personnes plus éclerées que je le suis, mais jaméz à aucune qui en fasse plus de quas.

Votre réputation Vous met audesus de l'éloge mais les sentiments d'admiration que que j'ai pour Vous m'empêchent de me taire; Vous savéz monsieur que quand on sent bien quelque chose il est dificille pour ne pas dire imposible de s'en cacher.

J'entrevois tant de modestie dans la fason dont Vous parlez de Vos propres ouvrages que je crains de la choquer même en ne disant qu'une partie de la vérité.

J'avoue que j'aurois une grande envie de vous voir et de cognoitre monsieur en vostre personne ce que ce siècle et la France ont produit de plus acomplis; la Philosophie m'aprans cepandent à metre un frein à cete envie. La considération de Vostre santé qui à ce qu'on m'assure est délicate, Vos arangements particuillers, joint aux motifs que vous pouriez avoir d'ailleurs pour ne point portér vos pas dans ces contrées, me sont des Raisons sufisantes pour ne Vous point pressér sur ce sujet. J'aime mes amis d'une amitié désintéressée et je préférerai en toutes ocasions leur intérêt à mon agrément. Sufit que Vous me laisiez l'espérance de vous voir une foi dans ma vie. Vostre corespondance me tiendra lieux de Vostre Personne: j'espère qu'elle cera plus facille àprésent veux la comodité des postes.

J'envoye cette lettre ici conformément à l'adresse que vous m'avez indiquée. Quand vous voudrez me faire réponse je vous prie de l'adressér à Monsieur de Borc, Colonel d'un Régiment d'Infantrie aux servisse de sa Majesté le Roy de Prusse à Wesel. Vostre lettre sous ce couvert parviendra sûrement à bon port. Ce cera par lui que je vous ferai désormais tenir mes lettres.

Je Vous prie monsieur de m'avertir quand Vous quiterez la Holande pour allér en Angletere. En ce quas Vous pouvéz remetre Vos lettres à Nostre Envoyé Borc. Je soufre bien en Voyant un home de Vostre mérite Victime et en proie à la méchanseté des hommes; je les dénie, et le sufrage que je Vous donne doit par mon Eloignment vous tenir lieux de celui de la postérité: triste et frivolle consolation! qui à pourtant été celle de tant de grands homes qui avans vous ont souferts de la haine que les âmes bases et envieuses portent aux génies supérieurs.

Des gens peu écleréz se laisent éblouir par la malignité des Méchants, semblables à ces chiens de meute qui suivent en tout le premiér chien de Tête, qui haboient quant ils l'entandent haboyer, et qui prenent servillement le change avec lui.

Quiconque est éclairé par la vérité se dégage des préjugés, il découvre la fraude, il la déteste; il dévoile la calomnie, il l'abhore.

Soyéz sûr monsieur que ces considérations font que je vous rendrai toujours justisse; je Vous croirai toujours semblable à vous même, je m'intéresseroi toujours vivement à ce qui Vous regarde, et la Holande, Païs qui ne m'a jaméz plux, me deviendra une terre sacrée puisqu'Elle vous contient. Mes veux vous suiveront partout, et la parfaite estime que j'ai pour Vous, étant fondée sur Vostre mérite, ne cessera que quant il plaira au créateur de metre fin à mon existance.

Ce sont les sentiments avec les quels je suis

Monsieur

Vostre très parfaitement affectionné ami

Frederic

J'ai fait remetre trois lettres avec un paquet pour Vous à Tiriot, je vous prie de les retirér de ses mains.