1736-12-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste de Boyer, marquis d'Argens.

J'attends avec bien de l'impatience, monsieur, le nouvel ouvrage que vous m'avez annoncé; j'y trouverai sûrement ces vérités courageuses que les autres hommes osent à peine penser.
Vous êtes né pour faire bien de l'honneur aux lettres, et j'ose dire à la raison humaine. L'habitude que vous avez prise de si bonne heure de mettre vos pensées par écrit est excellente pour fortifier son jugement et ses connaissances. Quand on ne réfléchit que pour soi et comme en passant, on accoutume son esprit à je ne sais quelle mollesse qui le fait languir à la longue; mais quand on ose, dans une si grande jeunesse, se recueillir assez pour écrire en philosophe et penser pour soi & pour le public, on acquiert bientôt une force de génie qui met au dessus des autres hommes. Continuez à faire un si noble usage du loisir que peut vous laisser l'attachement respectable qui vous a conduit où vous êtes. Je crois que j'irai bientôt en Prusse voir un autre prodige; c'est le prince royal de Prusse, qui est à peu près de votre âge et qui pense comme vous. Je compte à mon retour passer par la Hollande et avoir l'honneur de vous y embrasser. Un de mes amis qui va à Leyde et qui doit y passer quelque temps sera, en attendant, si vous le voulez bien, le lien de notre correspondance: il s'appelle de Révol, il est sage, discret et bon ami. Ce sera lui qui vous fera tenir ma lettre, vous pourrez vous confier à lui en toute sûreté. Je ne lui ai point dit votre demeure, vous resterez le maître de votre secret. Je lui ai dit seulement qu'il pouvait vous écrire chez mr Prosper à la Haye, qui vous ferait tenir ma lettre partout où vous seriez. Si vous avez quelques ordres à lui donner soit pour la France, soit pour l'Allemagne, il les exécutera comme moi même.

Vous pouvez lui adresser le paquet que vous aviez la bonté de me destiner. Adieu, monsieur, permettez moi de présenter mes respects à la personne qui vous retient où vous êtes.