1735-12-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à — Berger.

Vous êtes un ami charmant.
Vos lettres ne sont pas seulement des plaisirs pour moi; elles sont des services solides. Je savais ce que vous me mandez de l'abbé de la Marre. Vos réflexions sont très sages. Je ne peux que louer sa reconnaissance & craindre la malignité du public. J'ai retranché, comme vous croyez bien, toutes les louanges que l'amitié de ce jeune homme, trompé en ma faveur me prodiguait assez imprudemment & qui nous auraient fait tort à l'un & à l'autre. Je l'ai prié de ne m'en donner aucune. A la bonne heure si en faisant imprimer une édition de Jules César, il réfute, en passant, les calomnies dont m'ont noirci ceux qui prennent la peine de me haïr. Je ne crois pas que ce soit une chose que je puisse empêcher, s'il ne se tient qu’à des faits, s'il ne me loue point, s'il ne se commet avec personne, s'il parle simplement & sans art. Mais il faut que sa préface soit écrite avec une sagesse extrême & que sa conduite y réponde.

Je n'ai point gardé de copie de ces vers pour Orphée Rameau; mais je me souviens de l'idée, & quand j'aurai plus de santé & de loisir, je ferai ce qu'il voudra. Il a bien raison de croire que Samson est le chef d’œuvre de sa musique, & quand il voudra le donner, il me trouvera toujours prêt à quitter tout, pour rimer ses doubles croches.

Il est vrai, mon cher monsieur, que j'avais composé une tragédie dans laquelle j'avais essayé de faire un tableau des mœurs européennes & des mœurs américaines. Le contraste régnait dans toute la pièce & je l'avais travaillée avec beaucoup de soin; mais j'avais peur d'y avoir mis plus de travail que de génie. Je craignais la haine opiniâtre de mes ennemis & l'indisposition du public. Je me tenais tranquille loin de toute espèce de théâtre, attendant un temps plus favorable; mais une personne instruite du sujet de ma pièce (qui n'est point Montezume) en ayant parlé à m. le Franc, il s'est hâté de bâtir sur mon fonds & je ne doute pas qu'il n'eût mieux réussi que moi. Il est plus jeune & plus heureux. Il est vrai que si j'avais eu un sujet à traiter, je ne lui aurais pas pris le sien. J'aurais eu pour lui cette déférence que la seule politesse exige. Tout ce que je peux faire à présent, c'est de lui applaudir, si sa pièce est bonne & d'oublier son mauvais procédé à proportion du plaisir que me feront ses vers. Je ne veux point de guerre d'auteurs. Les belles lettres devraient lier les hommes; elles les rendent d'ordinaire ennemis. Je ne veux point ainsi profaner la littérature. Adieu, monsieur. Je suis bien touché des marques que vous me donnez de votre amitié & c'est pour ma vie.