1735-05-22, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Je vous ai écrit avant-hier; je n'ai pas une nouvelle à vous mander: mais il m'est impossible d’être plus longtemps sans répondre à votre lettre, sans vous dire le plaisir extrême qu'elle m'a fait.
Je trouve dans votre esprit tous les agréments, et dans votre société tous les charmes que tout le monde s'accorde d'y trouver: mais je suis sûre que personne n'a plus senti que moi le prix de votre amitié; votre cœur a prévenu le mien. Je croyais qu'il n'y avait que moi qui connût l'amitié d'une façon si vive, et j'enrageais toujours dans les marques que je voulais vous en donner, tantôt par scrupules, d'autres fois par crainte, toujours par défiance de moi même. Je ne pouvais croire que quelqu'un d'aussi aimable, d'aussi recherché, d'aussi aimé, pût se soucier de démêler les sentiments de mon cœur d'avec tous mes défauts. Je croyais vous avoir connu trop tard pour obtenir une place dans votre cœur; je croyais aussi, je vous l'avoue, que vous étiez incapable d'aimer avec suite quelqu'un qui n’était pas nécessaire à vos plaisirs, qui ne pouvait point vous être utile, et qui ne plaisait point à votre maîtresse. Pardonnez moi d'avoir pensé cela: vous savez si tous les commerces auxquels on donne le nom d'amitié si injustement, ne sont pas fondés sur ces relations. On a tout lieu de craindre que ce sentiment dont on fait tant de cas, ne soit un mot dont on se pare sans le sentir: mais vous homme unique, incomparable, vous savez tout allier; délicieuse amitié, ivresse de l'amour, tout est senti par vous, et répand le charme le plus doux sur vos belles destinées.

Je vous avoue que si après m'avoir pour ainsi dire forcée à m'abandonner à mon amitié pour vous, et à la vérité de mon cœur, vous cessiez (je ne dis pas de m'aimer) mais de me le dire; si vous mettiez la moindre lacune dans votre amitié; si les propos, ou les plaisanteries des gens à qui je plais aujourd'hui, et à qui je déplairai peut-être demain, faisaient la moindre impression sur votre cœur, je serais inconsolable. Je suis ainsi dans l'amitié; et au travers de la plus extrême défiance de moi même, mon cœur croit être en droit d'exiger les sentiments les plus inaltérables. Voltaire me paraît s'amuser à merveille en Lorraine, et j'en suis ravie. Je ne suis point comme le chien du jardinier; il a vu tous les princes et princesses, a été au bal à la comédie, fait jouer ses pièces, répéter les actrices, et surtout il voit beaucoup madame de Richelieu, et m'en paraît enchanté. Je voudrais que vous passassiez quelque temps à la campagne avec elle; son caractère mérite bien la peine d’être approfondi, etil y a peut-être peu de personnes qui gagnent plus à l’être; elle est très contente, très fêtée, très recherchée, et elle a un assez bon esprit, pour préférer des empressements sincères à des louanges fausses et captieuses dont on l'accablerait à Marly ou à Versailles. Je suis dans l’étonnement d’être à Paris, au lieu d’être à Lunéville. J'attends avec impatience qu'elle me mande si je pourrais y aller; car je serais ravie, je vous l'avoue, de vivre entre eux deux. Madame de Brancas m'adore depuis votre départ, et aussi je fais sa volonté tant qu'elle veut; j'y ai soupé presque tous les soirs. Puisqu'elle sait les choses, il est inutile d'y mettre de la politique, de faire semblant d’être engagée, pour qu'elle ne s'aperçoive pas du changement de ma conduite; vous savez que tout cela n'est pas mon fort. Elle m'a rendu votre dernière conversation; elle dit que c'est un piège que vous lui tendiez, et puis elle se retourne, et exagère l'enthousiasme où vous êtes de madame d'Autrei; elle prétend que vous êtes sujet à la maladie de l'enthousiasme: elle veut apparemment que je sois jalouse des préférences que vous avez données à madame d'Autrei; mais je l'assurai que je lui cédais en toute humilité, les avantages de l'esprit et de l'imagination, bien sûre d'avoir ceux du cœur. Je vous avouerai que je n'ai pu résister à l'envie de me vanter avec elle d'avoir reçu une lettre de vous de Strasbourg, et de lui en dire quelque chose; c'est la seule infidélité que mon amitié vous fera jamais. Mais vous n'auriez pu à ma place résister; vous pouvez compter qu'après madame de L…. je suis à présent la personne du monde qu'elle ménage le plus. Assurément, pour celle-là, si elle lui échappe, il y aura du malheur, car elle prend ses mesures de loin. Madame de Lauraguais est tombée; elle s'est fait saigner hier, et doit aller, dès qu'elle pourra sortir de Versailles, à Dampierre, à St-Maur et à Marville. M. de Forcalquier prend du lait paisiblement chez son oncle, et s'en trouve très bien. On dit que madame d'Orléans veut absolument que madame de Modène s'en aille; cela est douloureux. On dit la paix faite. La lettre de la de Seine est imprimée avec des notes; je ne l'ai pas vue; on la vend pourtant publiquement au palais. Il y a une note affreuse sur madame Portail; c'est bien cela qu'il faudrait brûler par la main du bourreau. La vie de m. de Turenne paraît, et je ne l'ai point lue. L'affaire de madame de Nassau fait un bruit affreux. M. de Boursin est décrété d'ajournement personnel, un autre qu'on ne connaît point, de prise de corps, mm. de Pons et Bonnivet tout simplement. Les dépositions sont affreuses; elle s'est réfugiée à Versailles; on a été dans sa maison à Paris, pour la mener en prison. Vous m'avouerez que l'on voit de singulières choses. Si vous voyez m. de Châtelet, comme je n'en doute pas, parlez lui de moi avec estime et amitié; surtout vantez mon voyage, mon courage, et le bon effet que cela fait dans le monde. Parlez lui de Voltaire simplement, mais avec intérêt et amitié, et surtout tâchez de lui insinuer qu'il faut être fou pour être jaloux d'une femme dont on est content, qu'on estime, et qui se conduit bien, cela peut m’être essentiel. Il a un grand respect pour votre esprit, et sera aisément de votre avis sur cela. Vous voyez avec quelle confiance je vous parle; vous êtes assurément la seule personne dans l'univers, à qui j'ose en dire autant. Mais vous connaissez ma façon de penser, et je compte que cette marque de confiance augmentera votre amitié, sans rien prendre sur votre estime. Je m'abandonne au plaisir de vous écrire; ma lettre est une conversation fort longue. Je crois même qu'il ne faudrait pas tant parler que cela, mais je ne suis point sur mes gardes avec vous; je laisse aller ma main tant que mon cœur la conduit. Si vous n'aimez pas les longues lettres, je vous en écrirai de plus courtes; mais vous trouverez dans toutes les plus tendres et la plus inviolable amitié.

Si vous voulez le pas de six, je vous l'enverrai.