1778-02-19, de comte Nicolas Louis François de Neufchâteau à Le Journal de Paris.

J'ai eu le bonheur, messieurs, de voir avant-hier m. de Voltaire pendant plus d'une heure; & cette heure a fait de ce jour là le plus beau de ma vie.
Il ne peut y avoir rien au monde de si étonnant & de si incroyable, que l'existence actuelle de ce grand homme, la présence continuelle de son génie, la fidélité de ses connaissances, & cette fleur d'esprit qui caractérise ses ouvrages & sa conversation. J'ai vu Piron très vieux & très vanté; mais quelle différence! Piron ne faisait plus que raconter les bons mots qu'il avait dit autrefois. Les grâces de sa vieillesse n'étaient que des réminiscences. M. de Voltaire à quatre-vingt-quatre ans, au milieu des douleurs, crée à chaque minute & en se jouant des choses aussi neuves qu'ingénieuses. Je ne connaissais rien de pareil, & ce qui m'a fait plus de plaisir encore, c'est que j'ai pris, en l'écoutant, la même opinion de son cœur que de son esprit. Il pleurait en me parlant hier du malheureux & innocent Calas. Il s'entretenait avant-hier des grâces & des vertus de madame la marquise de Villette, avec un attendrissement que je ne saurais vous exprimer. Il a fait fondre en larmes tous ceux qui avaient l'avantage d'être chez lui, au moment où il a donné au jeune Francklin la bénédiction demandée par son vénérable aïeul.

Il y aurait de l'indiscrétion à vous rendre compte de tout ce que j'ai vu & entendu de touchant & d'admirable, dans le peu de temps que j'ai été chez m. de Voltaire; mais je ne saurais résister au plaisir de vous dire l'accueil qu'il a fait à m. Goldoni. Il lui a dit, en italien, qu'il le regardait comme le restaurateur de la bienséance & du bon goût en Italie; que ses ouvrages étaient des traités de morale dialogués & charmants, &c. &c. Nous étions tous confondus de voir m. de Voltaire parler la langue italienne avec autant de facilité & de prestesse que la langue françoise. M. Goldoni a augmenté notre surprise, en nous apprenant que m. de Voltaire lui avait écrit autrefois une lettre, non seulement en italien, mais en vénitien.

C'est bien dommage que je ne puisse pas trahir le mystère du reste de sa conversation enchanteresse; mais je serais indigne de l'honneur d'approcher ce grand homme, si je me permettais de dire tout ce qui pourrait même contribuer à sa gloire. La célébrité a surtout l'inconvénient de faire naître autour de l'homme célèbre une espèce d'espionnage de ses actions, de ses paroles, de ses pensées: on les traduit ensuite dans le public, & vous savez, messieurs, ce que c'est que la fidélité de toutes les traductions. Soyez persuadé, au reste, que ma reconnaissance pour ses bontés n'exagère point l'idée que je me fais de lui, tout le monde en est frappé comme moi, & les obligations particulières que j'ai à sa bienséance, n'ajoutent rien à l'expression de la voix publique sur son inconcevable génie. J'ai l'honneur d'être, &c.

François de Neufchateau