[c. 30 May 1735]
Je ne sais s'il est flatteur de vous dire que vous êtes aussi aimable de loin que de près; mais je sais bien que c'est un grand mérite pour une solitaire qui, en renonçant au monde, ne veut point renoncer à l'amitié, et qui serait très fâchée qu'une absence nécessaire mît quelque lacune entre elle et vous.
Vous savez aimer vos amis, non seulement avec leurs défauts, mais même avec leurs malheurs, ce qui est encore plus rare. C'en est un grand sans doute que de ne pas jouir de votre commerce et des charmes de votre amitié, de ne pas partager avec vous ses idées, ses peines, son bonheur, et je le sens dans toute son étendue. Vous me faites espérer que vous réparerez ce malheur autant qu'il est en votre pouvoir, et cette espérance adoucit les peines de l'absence auxquelles je m'accoutume d'autant moins que je crois votre cœur plus capable de regretter au milieu du brouhahas du monde et même des douceurs de l'amour, les plaisirs de l'amitié et de la confiance. J'espère quitter Paris le 20, c'est quitter un désert. Je ne puis vous exprimer le plaisir avec lequel je l'abandonne; je crois que je ne regretterai que madame de Richelieu et vous, à Cirey. Je n'imagine de bonheur au delà de celui que j'y goûterai, que celui que j'aurais à vous y rassembler.
Plus je réfléchis sur la situation de Voltaire et sur la mienne, et plus je crois le parti que je prends nécessaire. Premièrement, je crois que tous les gens qui aiment passionnément vivraient à la campagne ensemble si cela leur était possible; mais je crois de plus, que je ne puis tenir son imagination en bride que là: je le perdrais tôt ou tard à Paris, ou du moins je passerais ma vie à craindre de le perdre, et d'avoir des sujets de me plaindre de lui. Le peu de séjour qu'il y a fait, a pensé lui être funeste, et vous ne pouvez vous imaginer le bruit et le chemin qu'a fait cette Pucelle. Je ne puis allier dans ma tête tant d'esprit, tant de raison dans tout le reste, et tant d'aveuglement dans ce qui peut le perdre sans retour: mais je suis obligée de céder à l'expérience. Je l'aime assez, je vous l'avoue, pour sacrifier au bonheur de vivre avec lui sans alarmes, et au plaisir de l'arracher malgré lui à ses imprudences et à sa destinée, tout ce que je pourrais trouver de plaisir et d'agrément à Paris. La seule chose qui m'inquiète et que j'aie à ménager, c'est la présence de m. du Châtelet. Je compte beaucoup sur ce que vous lui direz; la paix détruirait toutes nos espérances: mais je ne puis m'empêcher de la souhaiter pour vous. Ma situation est assez embarrassante: mais l'amour change toutes les épines en fleurs, comme il fera des montagnes de Cirey le paradis terrestre. Je ne puis croire que je sois née pour être malheureuse; je ne vois que le plaisir de passer tous les moments de ma vie avec ce que j'aime, et voyez combien je compte sur votre amitié, par la confiance avec laquelle je vous parle de moi pendant quatre pages sans crainte de vous ennuyer. Il est assez insipide d'en revenir aux tracasseries du monde après cela: cependant j'en ai d'assez intéressantes à vous mander. Cette pauvre madame de Modène a reçu un ordre du roi très dur, de partir avec son triste mari. Sur cela, elle est partie pour Versailles, a demandé une audience du roi: on la lui a refusée; elle l'a attendu comme il passait dans la galerie pour aller à la messe, et l'a arrêté malgré lui, en lui disant: Sire, vous rendez justice à tous vos sujets; j'espère que vous ne la refuserez pas à une princesse qui a l'honneur de vous appartenir d'aussi près que moi. Le roi a passé sans lui rien répondre; le cardinal était derrière qui n'a rien dit: elle est revenue à Paris fondant en pleurs, et jetant les hauts cris. Cela s'est passé aujourd'hui. Tout le monde s'attendrit sur son sort, et la plaint. On croit qu'elle en partira cette fois plutôt; cela a bien l'air d'un parti désespéré. On dit que dans le fond, m. de Modène est bien aise qu'on la force à le suivre. On dit plus, que madame d'Orléans leur a offert de les loger au palais royal, si son mari voulait rester. Il veut aller voyager. On dit que l'argent leur manque; cela attire toute l'attention du public. Pont de Vèle a madame de Luxembourg (cette nouvelle est plus gaie, vous me l'avouerez), ou du moins se porte pour tel. Il la prend pour une bonne fortune, et elle croit que le public est obligé de lui en trouver plus d'esprit. Le pas de six est imprimé et défendu de par m. le lieutenant de police. Je ne serais pas fâchée qu'il fût brûlé par l'exécuteur de la haute justice, pour montrer à madame de Brancas que ce siècle-ci à des mœurs. Elle est toujours à Dampierre. Je serais charmée qu'elle eût un fond de goût pour moi; car s'il n'est pas fondé sur la raison, il l'est du moins sur la loi du talion; car vous savez combien j'en ai pour elle: mais je crois que sur cela, comme sur ses voyages à Marville, vous êtes sa boussole. On ne croirait pas la simple amitié de son ressort, mais son zèle embrasse tout. Cela s'appelle étendre les droits de sa charge. Madame de Rohan et madame de Boufflers sont racommodées et s'aiment à la folie. Je ne trouve pas selon l'état des choses, que cela soit décent à madame de Rohan; on prétend qu'elle n'ignore pas que madame de Boufflers a dit cet hiver à tout le monde, qu'elle avait fait suivre m. de Boufflers, et qu'on l'avait vu sortir plusieurs fois de chez elle à 5 heures du matin, et qu'à Paris ils se voyaient chez une madame de Rabot qu'elle nommait. Si m. de Bouflers l'a su, je ne sais comment il l'a souffert. On dit que madame de Rohan lui dit en se racommodant et en présence de m. de Rohan: Madame, si ce sont les propos du public qui vous font désirer de vous racommoder avec moi, c'est me faire une bien plus grande injure que toutes celles que vous m'avez faites, de croire que je suis capable de vous nuire dans l'esprit de votre mari. Ce qu'il y a de sûr, c'est que j'ai soupé avec ces deux dames chez le cardinal, et qu'elles n'ont pas cessé de chuchoter. M. d'Orléans offre 6000 liv. à Chassé, et 10,000 livres à mademoiselle Dufresne; il n'aura pas de cesse qu'il n'ait fait tomber l'opéra et la comédie. Les directeurs ne savent plus de quel bois faire flèche. Le voyage de Marly est remis au lendemain de la notre-dame d'août, jusqu'à la veille de celle de septembre. Il n'y aura plus de petit Bourg et de Rambouillet. On croit madame de Vaujours grosse, dont la famille est transportée de joie. La Magie de l'amour, petite comédie d'Autreau prise des Veillées de Thessalie a attiré beaucoup de monde quoique détestable: je l'ai vue, mais j'avais pour compensation Héraclius queje n'avais ni vue ni lue, et qui m'a enchantée; c'est à mon gré le chef-d'œuvre de l'esprit humain. Je ne sais si j'ai tort ou raison.
J'ai soupé chez la petite Crevecœur le même soir; elle m'a fort demandé de vos nouvelles et de celles de madame de Richelieu. Le duc de Bécheran y était, plus ridicule que jamais; ses poches pleines de lettres de la Forcalquier à droite, et de madame d'Aiguillon à gauche, qu'il n'a cessé de montrer. Je crois que je serai obligée malgré mon bon cœur, de l'abandonner: il est trop ridicule aussi! Je n'ai pas lu Ramsai: mais le jugement me paraît général. Vu mon goût pour l'histoire et pour les inquarto, vous croyez bien que je ne le lirai pas.
Je n'ose quasi vous envoyer cette lettre; mais il faut que vous vous accoutumiez à mes bavardages; tout est bon sous la toile. Adieu! mandez moi de vos nouvelles. J'espère que vous vous portez bien à présent, mais je veux le savoir, et si vous avez autant de plaisir à lire mes lettres, que j'en ai à vous les écrire.