1763-09-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Bernard Louis Chauvelin.

Non, Monsieur, ce n'est pas moi qui écris des Lettres charmantes, mais bien Vôtre Excellence; et l'un de ses talents a toujours été de séduire.

On vous a dépêché un petit paquet, qui contient, je crois, un peu d'histoire. Vous y verrez quelque chose du temps présent, mais non pas tout; car malheur à celui qui dirait tout. Il faut qu'un français passe rapidement sur les dernières années. Il y a un éloge du Duc De Sully qu'on vous a peut être envoiée, c'est un ouvrage de Mr Thomas, secrétaire de Monsieur Le Duc De Praslin, qui remporte autant de prix à l'académie que nous avons perdu de batailles. Il loue beaucoup ce ministre d'avoir eu toujours à Sully un fauteuil plus haut que les autres. Celà n'est bon que pour Montmartel et pour made sa femme, qui aiant les jambes trop longues, sont obligés à cette cérémonie. Mais ad'illeurs, Thomas fait un beau portrait de Rosni, et de son administration.

J'ai vu ces jours cy un vieux florentin, assez plaisant, qui prétend que tous les Etats de l'Europe feront banqueroute les uns après les autres. Le Libraire de l'académie a déjà commencé. Ce libraire est une femme, et je me doutais bien qu'elle serait à l'aumône, dès qu'elle aurait achevé nôtre Dictionaire; celà n'a pas manqué, et le pis de l'affaire, c'est qu'elle emporte huit mille francs à nos pauvres Corneille. Je ne sçais si c'est cette avanture qui m'a donné de l'humeur contre Surena, Agesilas, Pulcherie, et une douzaine de pièces du grand homme dont j'ai l'honneur d'être le commentateur; je parie qu'il n'y a que moi qui aie lu ces Tragédies là, et je prends la liberté de parier que vous ne les avez jamais lues, ni ne les lirez, celà est impossible. Ah que Racine est un grand homme! Madame l'ambassadrice n'est elle pas de cet avis là?

Adieu nos beaux arts si les choses continuent comme elles sont. La rage des remontrances et des projets sur les finances a saisi la nation. Nous nous avisons d'être sérieux, et nous nous perdons. Nous fesions autrefois de jolies chansons, et à présent nous ne faisons que de mauvais calculs. C'est Arlequin qui veut être philosophe.

Avez vous entendu parler d'un Sénéchal de Forcalquier, qui en mourant a fait un legs au Roy de l'art de gouverner, en trois volumes inquarto? C'est bien le plus ennuieux sénéchal que vous aiez jamais vu. Je suis bien las de tous ces gens qui gouvernent les Etats du fond de leur grenier. Voilà t'il pas encor un conseiller du Roy au parlement qui lui donne sept cent quarante milions tous les ans? Tâchez, Monsieur, d'en avoir le vingtième, ou du moins, un pour cent, celà est encor honnête.

Que vos excellences agréent toujours mon respect.

V.