26^e 7^bre 1770

Je vous crois actuellement à Paris, Madame; je me flatte que vous avez ramené Monsieur Neker en parfaitte santé.
Je lui présente mes très humbles obéissances aussi bien qu'à M^r son frère, et je les remercie tout deux de la petite correspondance qu'ils ont bien voulu avoir avec mon gendre le mari de M^lle Corneille.

J'ai actuellement chez moi M^r D'Alembert dont la santé est rafermie, et dont l'esprit juste, et l'imagination intarissable adoucissent tous les maux dont il m'a trouvé accablé. J'achêve ma vie dans les souffrances et dans la langueur sans autre perspective que de voir mes maux augmentés si ma vie se prolonge. Le seul remède est de se soumettre à la destinée.

M^r Thomas fait trop d'honneur à mes deux bras, ce ne sont que deux fuseaux fort secs, ils ne touchent qu'à un tems fort court, mais ils voudraient bien embrasser ce poëte philosophe qui sait penser et s'exprimer. Comme dans mon triste état ma sensibilité me reste encor, j'ai été vivement touché de l'honneur qu'il a fait aux Lettres par son discours académique, et de l'extrême injustice qu'on a faite à ce discours en y entendant ce qu'il n'avait pas certainement voulu dire. On l'a interprêté comme les commentateurs font Homère; ils suposent tous qu'il a pensé autre chose que ce qu'il a dit. Il y a longtemps que ces supositions sont à la mode.

J'ai ouï conter qu'on avait fait le procez dans un temps de famine à un homme qui avait récité tout haut son Pâter noster, on le traitta de séditieux parce qu'il prononça un peu haut, Donnez nous aujourd'hui nôtre pain quotidien.

Vous me parlez, Madame, du Systême de la nature, livre qui fait grand bruit parmi les ignorants, et qui indigne tous les gens sensés. Il est un peu honteux à nôtre nation que tant de gens aient embrassé si vîte une opinion si ridicule. Il faut être bien fou pour ne pas admettre une grande intelligence quand on en a une si petite. Mais le comble de l'impertinence est d'avoir fondé un systême tout entier sur une fausse expérience faitte par un Jésuite irlandais qu'on a pris pour un philosophe. Depuis l'avanture de ce Malcrais de La Vigne, qui se donna pour une jolie fille fesant des vers, on n'avait point vu d'arlequinade pareille. Il était réservé à nôtre siècle d'établir un ennuieux systême d'athéisme sur une méprise. Les Français ont eu grand tort d'abandonner les belles Lettres pour ces profondes fadaises, et on a tort de les prendre sérieusement.

A tout prendre, le siècle de Phèdre et du Misantrope valait mieux.

Je vous renouvelle, Madame, mon respect, ma reconnaissance et mon attachement.

V.