1733-12-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon aimable Cideville, les cons vous occupent, je le crois bien.
Ce n'est qu'un rendu. Vous êtes bien heureux de songer au plaisir au milieu des sacs et de vous délasser de la chicanne avec l'amour. Pour moy je suis bien malade depuis quinze jours. Je suis mort au plaisir. Si je vis encor un peu c'est pour vous, et pour les lettres. Elles sont pour moy ce que ces cons sont pour vous, elles sont ma consolation et le soulagement de mes douleurs. Ne me dites point que je travaille trop. Ces travaux sont bien peu de chose pour un homme qui n'a point d'autre occupation. L'esprit plié depuis longtemps aux belles lettres, s'y livre sans peine et sans effort, comme on parle facilement une langue qu'on a longtemps aprise, et comme la main du musicien se promène sans fatigue sur un clavessin. Ce qui est seulement à craindre c'est qu'on ne fasse avec faiblesse, ce qu'on feroit avec force dans la santé. L'esprit est peutêtre aussi juste au milieu des soufrances du corps, mais il peut manquer de chaleur. Aussi dès que je sentiray ma machine totalement épuisée il faudra bien renoncer aux ouvrages d'imagination. Alors je jouiray de l'imagination des autres, j’étudieray les autres parties de la littérature qui ne demandent qu'un peu de jugement, et une aplication modérée. Je feray avec les lettres ce que l'on fait avec une vieille maîtresse pour la quelle on change son amour en amitié.

Linant qui se porte bien et qui est dans la fleur de l’âge devroit bientôt prendre ma place, mais il paroit que sa vocation n'est pas trop décidée. Cette tragédie promise depuis deux ans, àpeine commencée est abandonnée. Il renonce aux talents de l'imagination pour ne rien aprendre. Il devient avec de l'esprit et du goût inutile aux autres et à soy même. Sa vue ne luy permet pas, dit il, d’écrire. Son béguaiement l'empêche de lire pour les autres. De quelle ressource sera t'il donc? et que faire pour luy? s'il ne fait rien. Son malheur est d'avoir l'esprit audessus de son état, et de n'avoir pas le talent de s'en tirer. Il eût mieux valu pour luy cent fois de rester chez sa mère, que de venir ici pour se dégoûter de sa profession, sans en savoir prendre aucune. Vous serez responsable à dieu d'en avoir voulu faire un homme du monde, vous l'avez jetté dans un train où il ne peut se tenir, vous luy avez donné une vanité qu'il ne peut justifier, et qui le perdra. Il auroit raison s'il avoit dix mille livres de rente, mais n'ayant rien, il a tort.

Dites je vous en suplie à J. qu'il ne mette pas le pied sans m'en avertir et qu'il [. . .]Mr de Formont doit avoir reçu 12 exempleres du Charles 12 de Hollande. Je vais luy écrire. Je l'embrasse tendrement. Adieu. Je souffre cruellement. Vale et me ama.