1733-08-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques François Paul Aldonce de Sade.
Ainsi donc vous quittez Paris,
Les belles et les beaux esprits,
Vos études, vos espérances,
Pour aller dans le doux pays
Des agnus et des indulgences.

Votre lettre, monsieur, pouvait seule me dédommager de votre charmante conversation. La divine Emilie savait combien je vous étais attaché et sait à présent combien je vous regrette. Elle connaît ce que vous valez et elle mêle ses regrets aux miens. C'est une femme que l'on ne connaît pas. Elle est assurémentbien digne de votre estime et de votre amitié. Regardez moi comme son secrétaire, écrivez lui et écrivez moi, malgré les amusements que vous donnent les femmes d'Avignon. Au portrait que vous faites des habitants mâles et femelles du petit comtat de Papimanie,

Je vois que le grand d'Assoucy
Est aujourd'hui mal réussi,
Car hélas qu'aurait il pu faire
Avec son luth et ses chansons
Auprès de vos vilains gitons
Et des déesses de Cythère?
Le pauvre homme alors confondu
Eût quitté le rond pour l'ovale
Et se fût à la fin rendu
Hérétique en terre papale.

Pour moi, monsieur, je ne crains point d’être brûlé dans les terres du st père comme vous voulez me le faire appréhender. Vous savez que l'Epître à Uranie n'est pas de moi. D'ailleurs je craindrais plus pour l'auteur de la Henriade où les papes sont malmenés que pour l'auteur de l’épître, où il n'est question que de la religion; mais quoi qu'il soit, je ferais hardiment le voyage de Rome, persuadé qu'avec beaucoup de louis d'or et nulle dévotion je serais très bien reçu.

Nous ne sommes plus dans les temps
D'une ignorante barbarie
Où l'on faisait brûler les gens
Pour un peu de philosophie.
Aujourd'hui les gens de bon sens
Ne sont brûlés qu'en l'autre vie.

On a déjà enlevé à Londres la traduction anglaise de mes lettres. C'est une chose assez plaisante que la copie paraisse avant l'original. J'ai heureusement arrêté l'impression du manuscrit français, craignant beaucoup plus le clergé de la cour de France que l’église anglicane.

Vous me demandez l’épître à Emilie, mais vous savez bien que c'est à la divinité même et non à l'un de ses prêtres qu'il faut vous adresser, et que je ne peux rien faire sans ses ordres. Vous devez croire qu'il est impossible de lui désobéir. Vous avez bien raison de dire que vous auriez voulu passer votre vie auprès d'elle. Il est vrai qu'elle aime un peu le monde.

Cette belle âme est une étoffe
Qu'elle brode en mille façons,
Son esprit est très philosophe
Et son cœur aime les pompons.

Mais les pompons et le monde sont de son âge, et son mérite est au dessus de son âge, de son sexe et du nôtre.

J'avouerai qu'elle est tyrannique.
Il faut pour lui faire sa cour,
Lui parler de métaphysique,
Quand on voudrait parler d'amour.

Mais moi qui aime assez la métaphysique et qui préfère l'amitié d'Emilie à tout le reste, je n'ai aucune peine à me contenir dans mes bornes.

Ovide autrefois fut mon maître,
C'est à Locke aujourd'hui de l’être.
L'art de penser est consolant
Quand on renonce à l'art de plaire.
Ce sont deux beaux métiers vraiment,
Mais où je ne profitai guère.

J'aurais du moins fait quelque profit de l'art de penser entre Emilie et vous. J'aurais été l'admirateur de tous deux. Je n'aurais jamais été jaloux des préférences que vous méritez. J'aurais dit de sa maison, comme Horace de celle de Mécène:

Nil mi officit unquam
ditior hic aut est quia doctior est . . . .
cuique suus.

Mais vous allez courir à Avignon; Emilie est toujours à la cour, et cette divine abeille va porter son miel aux bourdons de Versailles. Pour moi je reste presque toujours dans ma solitude entre la poésie et la philosophie.

Je connais fort m. de Caumont de reputation et c'en est assez pour l'aimer. Si je peux me flatter de votre suffrage et du sien

Sublimi feriam sidera vertice.

Adieu. Le papier me manque. Vale.

V