1733-08-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Il y a bien longtemps, mon charmant amy, que je ne réponds qu'en vile prose à vos agaceries poétiques, qui ont si fort l'air des lettres de Chaulieu, de Ferrand ou de la Faye.

Mais une triste maladie,
Des affaires le poids fatal,
Ont longtemps ma voix affoiblie.
Je ne chante plus qu'Emilie,
Encor la chantai-je bien mal.

J'ay montré à Emilie votre ingénieuse lettre. Emilie a répondu comme Benserade à Dangeau au nom des filles de la reine,

Vous demandez si bien qu'on ne peut refuser.

Elle m'a donc donné la permission de vous envoier les vers en question à condition que vous la renverrez sans les avoir copiez. Je suis sûr que vous serez fidèle, car c'est l'amitié qui vous fait sçavoir les ordres de la beauté.

Elle a été extrêmement contente de ces vers de votre façon,

Je l'adore comme les dieux
Qu'on invoque sans les connoitre!

Permettez moy s'il vous plait d'ajouter à cette pensée,

Une petite différence
Est entre Emilie et les dieux,
C'est que plus on s'informe d'eux
Et moins alors on les encense.
Mais celle que vous adorez
Mérite un peu mieux votre hommage.
Sachez que quand vous la verrez
Vous l'invoquerez davantage.

Qui est donc, me direz vous, cette divinité? est ce quelque madame de la Rivaudaye? est ce une personne en l'air? Non, mon cher Cideville,

Je vais sans vous dire son nom
Satisfaire un peu votre envie.
Voicy ce que c'est qu'Emilie.
Elle est belle, et sait être amie,
Elle a l'imagination
Toujours juste et toujours fleurie.
Sa vive et sublime raison
Quelquefois a trop de saillie.
Elle à chassé de sa maison
Certain enfant tendre et fripon,
Mais retient la coqueterie;
Elle a je vous jure un génie
Digne d'Horace et de Neuton
Et n'en passe pas moins sa vie
Avec le monde qui l'ennuye,
Et des banquiers de Pharaon.

Je vais luy montrer ce portrait là et je vous réponds qu'il est si vray qu'elle est la seule qui ne s'y reconnoitra pas. Pour moy je luy suis attaché à proportion de son mérite, ce qui veut dire infiniment.

Ne croyez pas qu'un tel hommage
Soit l'effet d'un peu trop d'ardeur.
L'amour seroit votre partage,
A moy n'apartient tant d'honneur.
Grands dieux (s'il en est d'autres qu'elle)
Aiez de moy quelque pitié,
Ecartez une ardeur cruelle
Qui corromproit mon amitié.
L'amitié jamais ne s'altère,
Elle rend sagement heureux.
Sans emportement, sans mistère,
L'amour auroit plus de quoy plaire,
Mais c'est un fou trop dangereux:
On à des momens si fâcheux
Avec gens de ce caractère!

Adieu. Vous êtes Emilie en homme, et elle est Cideville en femme. Notre amy Formont m'a écrit une lettre sur Loke, dans la quelle je crois qu'il ne s'est pas-assez souvenu des sentiments de ce philosophe. Je veux luy écrire sur cet article.

Pardon aimable Cideville, je ne vous écris point de ma main mais je suis si malade qu'il n'y a que mon cœur en vie.

V.

Renvoiez l'épître à Emilie. Vous verez que je hai Rousseau, mais qui ne sait pas haïr, ne sait pas aimer.