1731-02-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon cher Cideville je suis enchanté, pénétré de vos bontez.
Mr de Leseau doit vous avoir déjà remis la première partie qui a été déjà imprimé. Je m'imagine que le party de parler au premier p. est le seul raisonable, quoy qu'il ne soit pas sûr.

Il peut nous refuser, il peut craindre de se commettre, mais au moins gardera t'il le secret, et surtout ne sachant pas que c'est moy qui luy demande cette grâce, il ne poura pas m'accuser au gd des sceaux d'avoir voulu faire imprimer un ouvrage deffendu. Je n'ay donc je croi qu'un refus à craindre; par conséquent il le faut risquer; en ce cas mon party est tout pris. Vous me renvoyeriez le livre par le carosse de Rouen à l'adresse de mr du Breuil, cloitre St Merry, et je sçai bien alors ce que je feray.

Mais l'envie de passer quelques mois avec vous me flatte trop pour que je n'espère rien à Rouen. Je ne sçai si je me trompe mais on peut dire au p. p. qu'il a déjà permis l'impression du triomphe de l'intérest qui étoit proscrit au sceau, et que cette permission tacite, ne luy a point attiré de reproche. Mais surtout on peut luy dire que mr le garde des sceaux n'a nulle envie de me désobliger, qu'il luy importe très peu que cette nouvelle histoire du roy de Suede soit imprimée ou non, qu'il n'a retiré l'approbation que par une délicatesse qui sied très bien à la place où il est, n'étant pas convenable qu'il donnast publiquement un privilège pour un ouvrage plein de véritez qui peuvent choquer plusieurs princes, véritez déjà connues, déjà imprimées dans touttes les gazettes, et dans plusieurs livres, mais dont il pouroit être responsable en son nom si elles paroissoient avec son aprobation et le privilège de son maitre. Tout ce que mr Chauvelin souhaitte c'est de ne donner aucun prétexte aux plaintes qu'on pouroit former contre luy. Ainsi ce n'est point luy déplaire que de laisser imprimer à Rouen avec un profond secret cet ouvrage dont il ne sera plus obligé de répondre. Si mr le p. p. veut y faire réflexion, cette affaire ne souffre pas l'ombre de difficulté et ne commet ny lui ny le garde des sceaux dès qu'il n'y aura point de permission par écrit.

J'ay un grand exemple par devers moy d'une pareille connivence que vous pouvez et que je vous prie même, en cas de besoin de citer à mr le p. p. Cette nouvelle édition du poème de la Henriade a été faitte à Paris par la permission tacite de mr de Chauvelin le me des requêtes, et de mr Heraut, sans que mr le garde des sceaux en sache encor le moindre mot. Voylà monsieur tout ce que je puis alléguer. Le reste dépend de votre amitié pour moy, de votre éloquence, du caractère facile ou revêche de mr de Pontcarré que je ne connois point. Tout est entre vos mains, mitte sapientem et nihil dicas. Vous êtes de ces ambassadeurs à qui il faut donner carte blanche. Mr de Leseau que j'ay vu à Paris et qui sait tout cecy me gardera sans doute le secret. Je compte qu'il vous a remis le livre et que personne que vous ne le verra sauf mr le p. p. Adieu, mille remerciments, je vous embrasse bien tendrement. Ecrivez d'oresnavant sous l'adresse de mr du Breuil, cloitre st Merry.