1724-10-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marguerite Madeleine Du Moutier, marquise de Bernières.

Je vous écris d'une main lépreuse aussi hardiment que si j'avois votre pau douce et unie.
Votre lettre et celle de notre ami m'ont donné du courage. Puisque vous voulez bien suporter ma galle je la suporterai bien aussi. Je voudrois bien n'avoir à exercer ma constance que contre cette maladie. Mais je suis au fumier près, dans l’état où étoit le bon homme Job, faisant tout ce que je peux pour être aussi patient que lui et n'en pouvant venir a bout. Je croi que le pauvre diable auroit perdu patience comme moi si la présidente de Berniere de ce temps là avoit été jusqu'au 28 novembre sans le venir voir. On a préparé aujourd'hui votre apartement. Venez donc l'occuper au plutôt. Mais si vos arrêts sont irrévocables et qu'on ne puisse pas vous faire revenir un jour plutôt que vous l'avez décidé, du moins acordez moy une autre grâce que je vous demande avec la dernière instance. Je me trouve, je ne sais comment, chargé de trois domestiques que je n'ai pas le pouvoir de garder, et que je n'ai pas la force de renvoier. L'un de ces trois messieurs est ce pauvre Labrie que vous avez vu anciennement à moy. Il est trop vieux pour être laquais, incapable d’être valet de chambre, et fort propre à être portier. Vous avez un suisse qui ne s'est pas attaché à votre service pour vous plaire mais pour vendre à votre porte de mauvais vin à tous les porteurs d'eau qui viennent ici tous les jours faire de votre maison un méchant cabaret. Si l'envie d'avoir à votre porte un animal avec un baudrier que vous payez chèrement toutte l'année pour vous mal servir pendant trois mois et pour vendre de mauvais vin pendant douze, si di-je l'envie d'avoir votre porte décorée de cet ornement ne vous tient pas fort au cœur, je vous demande en grâce de donner la charge de portier à mon pauvre la Brie. Vous m'obligerez sensiblement. J'ai presque autant d'envie de le voir à votre porte que de vous voir arriver dans votre maison. Cela fera son petit établissement. Il vous coûtera bien moins qu'un suisse et vous servira baucoup mieux. Si avec cela le plaisir de m'obliger peut entrer pour quelque chose dans les arrangemens de votre maison, je me flatte que vous ne refuserez pas cette grâce que je vous demande avec instance. J'attens votre réponse pour réformer mon petit domestique. La poste va partir. Je n'ai ni le temps ni la force d’écrire d'avantage. Tiriot n'aura pas de lettre de moi cette fois ci, mais il sait bien que mon cœur n'en est pas moins à lui.