à Ferney 5 Xbre 1761
Puisqu'il faut vous dire la vérité monsieur l'un de vos tonnaux a tourné entièrement.
Je garde l'autre; et j'attends le mois de may pour le boire. J'accepte avec foy et espérance le vin du cru de made le Bault; il doit être agréable sans fadeur, fort sans trop de vivacité, bien coloré sans être trop foncé ny trop clair. Il doit plaire à tous les gousts, du moins c'est ce que j'imagine pour peu qu'il tienne de la propriétaire. Il est vrai que je suis bien pauvre, 1. grâce à la guerre, 2. grâce à une église que j'ay fait bâtir et pour la quelle on voulait me pendre, 3. grâce à un téâtre où je jöue passablement les vieillards, mais qui est trop beau pour le pays de Gex, 4. grâce à mr de Brosse qui me coûte près de soixante mille livres pour un trou à vie que j'afferme douze cent livres. J'avoue qu'après avoir ainsi perdu 60000lt je me suis révolté contre luy pour deux cent francs. Son procédé m'a choqué, parce que j'y ay entrevu trop de mépris pour ma faiblesse. Je veux bien qu'on me ruine, mais je ne veux pas qu'on se moque de moy. Et si monsieur le président de Brosse m'avait donné son amitié pour mon argent, je ne me serais pas tant plaint du marché. Je vous avais fait très sérieusement monsieur, juge du procédé et du procez. Il n'a point voulu d'arbitres; et je commence à croire qu'il ne voudra point de juges, et qu'il abandonnera noblement cette importante affaire, où il s'agit du foin que peut manger une poule en un jour.
Vous faites très bien monsieur d'hériter de bons vignobles, et de ne point acheter comme moy très chèrement des terres qui ne donnent que du vin de brie. Vous faites encor très bien de tailler en automne, vous en ferez plus tôt vendange. Je présente mes respects à made Lebeau en attendant son vin. Je vous supplie de me conserver vos bontez et celles de M. le premier président et de M. le procureur général, vos coarbitres dans la grande affaire des fagots de Tournay.
J'ay l'honneur d'être sérieusement, et avec respect Monsieur
votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire