A la Chenaie, 8 septembre 1827.
Monsieur le comte,
« Depuis ma lettre de la dernière quinzaine d'août, nous avons eu à la Chenaie des choses tristes. Un des domestiques a été malade, et le domestique de confiance est mort. Cet événement a fait éprouver à notre ami une secousse qui m'avait bien effrayé. Deux accès de fièvre l'avaient repris : mais, Dieu soit béni de nouveau et toujours! cela n'a pas de suite, et la convalescence redevient progressive: la fièvre a été coupée bien à propos. Je renais de toutes mes craintes toujours trop promptes.
Je commencerai à vous donner des détails sur cette maladie qui a été pour nous la cause de tant d'angoisses. Je suis arrivé à la Chenaie la veille du jour où il est tombé malade. C'était d'abord une fièvre tierce bilieuse, compliquée ensuite avec une fièvre maligne qui a été la principale maladie. Je ne puis vous dire combien il a souffert de ses affreux spasmes, ni avec quelle admirable patience, ni ce que j'ai souffert moi-même, lorsqu'à deux différentes reprises il s'est évanoui dans mes bras; je le croyais mort. Je reviens à regret sur ces tristes souvenirs : je passe à de plus consolants, puisqu'ils se rapportent aux plus terribles moments.
Il avait demandé de bonne heure les derniers sacrements : le jour où il a reçu le saint Viatique a été bien beau pour sa vive foi et sa sérénité. Du reste, tout a été simple : face à face de la mort, il a été, si je puis parler ainsi, sans façon avec elle. Il me disait de temps en temps des mots qui me déchiraient et me soutenaient tout ensemble.
« Que serviraient, disait-il, les honneurs, les richesses, la réputation, quand oil elt « est là ? » Je lui répondis qu'aussi bien il n'en avait jamais fait grand cas : « Mon « auti, me dit-il, j'ai envie de m'en aller : j'ai bien assez de la terre. » Je me rappelle aussi qu'une nuit où il se trouvait mieux, je lui disais, pour le distraire, qu'il faisait un superbe clair de lune; il essaya de se soulever pour entrevoir à travers sa fenêtre cette belle nuit, et me dit en retombant : « Pour ma paix, s'il plaisait à Dieu, ce serait la dernière. » Lorsque son cher frère fut arrivé (c'est lui qui l'a administré), il lui dit, après s'être entretenu quelques instants avec lui : « Je te lègue la plus belle chose du monde, la vérité à défendre. » Une autre fois je lui demandais ce qu'il désirait boire : comme ses idées commençaient à se brouiller, il ne comprit pas bien ma question; mais, l'interprétant dans un sens analogue à sa pensée habituelle, il me répondit : « Oit ne peut désirer autre chose que ce que Dieu veut. » Cette réponse, qui n'était pas une réponse, n'en était que plus belle; c'était comme un son que rendait son âme. Ceci me ramène aux plus cruels moments. Hélas! après le post-scriptum de ma triste lettre du 27-28 juillet, lequel vous avait un peu rassuré, quelle journée, le lendemain 29! Il faisait une chaleur étouffante : de six heures à onze heures, nous le crûmes à l'agonie. Son pauvre frère me pria de lui renouveler l'absolution des mourants. Le mieux commença à onze heures, et depuis lors nous sommes arrivés bientôt, d'espérances en espérances, aux heureuses nouvelles que je me suis empressé de vous transmettre. Dans ma prochaine lettre, j'ajouterai encore quelques détails sur les circonstances de cette maladie.
Venons aux projets de voyage. Je crois que ce n'est pas encore le moment de lui en parler. J'attendrai le retour de M. l'abbé Jean, qui doit être ici le 19. Je suis persuadé comme vous que rien ne serait plus utile à sa santé sous tous les rap ports : il serait si bien auprès de vous! Mais, quoique je lui en aie déjà dit quelques mots, il m'a paru que ce projet, si bien d'accord avec ses sentiments, ne lui paraît pas compatible avec ses travaux. J'en conférerai prochainement avec M. l'abbé Jean, et nous agirons de concert. Du reste, il ne pourrait pas, vu sa faiblesse, entreprendre incessamment ce long voyage. Pour moi, ce me serait un double bonheur de l'accompagner à Turin : je suis plus sensible que je ne puis le dire à la bonté avec laquelle vous m'y invitez.
J'ai reçu de Paris des nouvelles qui me peinent, au sujet de la Société catholique : mais la conduite de Laurentie est toujours admirable. Mille et mille hommages.