Milly, 10 décembre 1809.
Eh bien! voilà, mon cher ami, une lettre que j'aime, franche, confiante et longue ! Oh ! écrism'en souvent de semblables. Puisque tout nous contrarie dans nos projets de visite, redoublons de fidélité à nous donner mutuellement de nos nouvelles, à nous confier nos désirs, nos chagrins, nos plaisirs, nos projets, nos amours, nos travaux, nos revers, nos succès, et jusqu'aux moindres détails de notre vie domestique. Tu ne saurais croire quel plaisir c'est pour moi que de savoir la position de ta cellule, de la table, de les livres, de ton feu, la situation de ton âme quand tu m'écris, les différentes heures de tes exercices ou de tes délassements. Tout intéresse quand on aime. Tu dois le savoir mieux que moi. Mais qu'est-ce que je dis là : mieux que moi? Ah ! mon ami, me voilà pris ! me voilà mort! j'aime et j'aime sans espérance ! j'aime quelqu'un qui ne peut pas m'aimer, du moins j'ai de fortes raisons de le craindre. Quant à la dernière petite intrigue dont je le parlais dans ma dernière lettre, c'est fini. Qu'est-ce qu'un peu de beauté sans esprit? Voilà une bonne leçon pour moi, et, si jamais je me laisse reprendre par la figure seule, cela ne sera pas faute d'expérience.
Ce n'est point une beauté que j'aime à présent, mon ami, mais c'est toute l'amabilité, toute la sagesse, toute la raison, tout l'esprit, toute la grâce, tout le talent imaginable, ou plutôt inimaginable. Ah! plains-moi et console-moi si tu peux. J'en mourrai, je le sens ! Aimer sans espoir ! Ah ! comprends-tu un peu cela? Je ne sais ce qui m'a retenu de me... Mais n'en parlons pas. Plains-moi et pense à moi.
Virieu est-il parti? je ne reçois point de ses nouvelles. Ah! que j'ai envié votre charmant voyage ensemble ! Mais à propos de celle course, que tes idées me font de peine, mon bon ami, toujours des soupçons, des pensées bizarres et fausses : Nous ne serions plus pour toi que Messieurs de Virieu et de Lamartine. Oh mon ami! que tu me connais encore peu ! moi qui renoncerais sans balancer à ma fortune, à la vie, à la gloire, pour un de mes amis; moi qui en fais tout mon bien, tout mon honneur, toute mon espérance, toute ma consolation ! Ne te moques-tu pas de moi d'ailleurs quand tu me prends pour un plus grand seigneur que toi? Je ne te flatte pas certainement quand je l'assure que la position est cent fois plus sûre et plus agréable que la mienne. Et d'ailleurs peux-tu me croire assez faible, assez bas, assez imbécile pour fonder mon estime et mon amitié sur un méchant et ridicule de, placé devant le nom d'un plat, vil et méprisable, ou tout au moins d'un ignorant et insignifiant grand seigneur ! Tu me connaîtras, je l'espère, mieux-un jour, vienne l'occasion, mais que dis-je, l'occasion? En est-il besoin, et ne me crois-je pas aussi sûr de vos sentiments, de votre constance, de votre dévouement que si je l'avais mis à mille épreuves ? Les âmes ont-elles donc aussi besoin de paroles ou d'actions pour s'entendre?
Oui, mon cher ami, j'espère, au milieu de cet hiver, aller passer dans ta cellule, au coin de ton feu, quelques journées délicieuses, à jaser, à écrire, à rêver, à conter, à entendre, et j'espère qu'un mois après ma visite, tu me la rendras dans ma solitude, à Lyon. Tu viendras y passer quinze jours avec ton ami, et pour lui seul, car il n'aura peutêtre guère de plaisirs à te procurer : je mettrai un lit de camp dans ma chambre, nous dînerons, nous vivrons, nous lirons, nous écrirons ensembles. Arrange-toi en conséquence, prends un petit congé, prends tes mesures, c'est une affaire convenue.
Adieu, mon cher ami, écris-moi lettres sur lettres. Je suis dans le trouble et l'agitation de mon coeur. Je n'ose plus rentrer en moi-même une minute de peur d'une funeste résolution. Oh! que j'aurais besoin de ta présence ! je n'ai personne à qui m'ouvrir et qui puisse un peu me soulager. Adieu, adieu.
A. LAMARTINE.