1833-11-03, de  Delacroix, Eugène à  Cuvillier-Fleury, Alfred Auguste.
[p. 1] Monsieur Cuvillier-Fleury 1
Gouverneur de S. A. R. Mgr. le duc d’Aumale 2
Tuileries

[p. 2] Il est toujours temps, n’est-ce pas, mon cher ami, de réparer une faute, surtout quand on se la reproche aussi souvent que je l’ai fait depuis que je l’ai commise. À la lettre si aimable, si amicale que vous m’avez écrite, il y a déjà bien longtemps, je n’ai point répondu ; je ne vous ai point vu. Enfin, vous avez pu et dû m’en vouloir ; précisément parce que je crois que vous avez de l’amitié pour moi, que, surtout, elle date déjà de loin et qu’elle est fondée sur autre chose que sur des rapports agréables de société. Vous dire que quand votre lettre est arrivée chez moi, j’étais absent, que je ne [p. 3] l’ai trouvée qu’à mon retour et que, de jour en jour, voulant y répondre, je suis arrivé jusqu’à ce jour sans le faire, ensuite ne l’osant presque plus, ce ne seraient pas des motifs suffisants, si je ne comptais un peu sur cette affection que je crois vraie de votre part, et qui chez moi est bien sincère et vous est bien acquise à tant de titres. Pardonnez-moi donc, mon cher ami. Je ne pourrais vous donner pour excuse de grands chagrins, de ces tristesses qui vous serrent la gorge. Comme à vous et à moi, il est arrivé plus d’une fois d’en éprouver. Ma vie, au contraire, est toute calme et toute monotone. C’est la vraie vie, mon cher ami. Fuyons [p. 4] les tempêtes, surtout celles du cœur. Je ne suis uniquement occupé que de mes travaux. J’ai le bonheur de m’y plaire. Vous ignorez peut-être que M. Thiers m’a donné un travail important à la Chambre des députés et que ce travail, tout en harmonie avec mes goûts me domine entièrement mais, vous le voyez, me laisse encore le temps de me rappeler à vous3.

Adieu. Plus de rancune, n’est-ce pas ? Plus nous avancerons, mon cher ami, plus nous verrons qu’il faut à tout prix conserver ses anciens amis. Adieu encore et amitié bien sincère.

Eug. Delacroix