[March 1778]
. . . [Mme Necker] était fort curieuse de savoir comment m. de Voltaire avait pris mes vers sur son arrivée, et comment il avait pu me passer les vers où je lui dis très impérativement:
La vérité est que mon admiration et mon amitié pour vous, monsieur, ont joui, à cet égard, du triomphe le plus complet. Voici comment s'est passée la scène, car mes vers et ma visite à m. de Voltaire ont fait quelque bruit. D'abord je ne lui avais point envoyé ces vers, de manière qu'il ne les a eus que par le Journal de Paris. Voltaire en fut si enthousiasmé qu'il les lut trois fois à tout ce qui l'environnait. Je tiens le fait de m. de Villette. C'est la première chose qu'il m'a dite lorsque j'entrai chez m. de Voltaire. Jugez, monsieur, s'il pouvait arriver rien qui me flattât davantage, que d'avoir obligé m. de V. (dans ce premier moment de l'enthousiasme français qui semblait le regarder comme l'homme unique de prononcer lui même trois fois ce vers:
D'ailleurs j'ai mis, dans cette même pièce que je vous envoie: expiant les succès, termes que Voltaire a trouvés assez énergiques. Il y avait même deux vers que le journal a refusé d'insérer, comme pouvant choquer m. de Voltaire, et que j'ai rétablis à l'impression; c'est:
Informé, malgré cela, du très bon effet que la pièce avait produit sur m. de Voltaire, je lui fis une visite, cinq ou six jours après son arrivée. Il me reçut avec la distinction la plus honorable. J'eus une conférence particulière d'une grande heure, dans son cabinet. Il débuta par cette phrase: Vous voyez, monsieur, un pauvre vieillard de quatre vingt quatre ans, qui a fait quatre vingt dix mille sottises. Je pensai être confondu de ce début, qui paraissait avoir trait au conseil un peu sévère qui termine ma pièce:
Heureusement, je lui répondis sur-le-champ qu'il ne fallait que quatre ou cinq de ces sottises là pour rendre un homme immortel. Il me dit que j'étais bien bon; il ajouta avec toute sorte de grâces que si la vieillesse ne l'avait point brouillé avec les Muses, il se serait fait un vrai plaisir de répondre à mes vers. Quelques moments après, en admirant sa santé qui me paraissait bien étonnante pour son âge, car il voit et il entend comme un jeune homme (quoiqu'il n'ait cessé depuis vingt ans de calomnier son ouïe et ses yeux), je lui dis qu'il devait avoir en années, sur m. de Fontenelle, le même avantage qu'il avait eu en talents. Il me répondit: Vous êtes bien honnête; mais il y a une grande différence. Fontenelle était heureux et sage, et je n'ai été ni l'un ni l'autre.
Je vous avouerai, monsieur, que ce ton qu'il n'a point quitté au milieu de ses plus grandes politesses, m'a fait craindre en moi même que, malgré mes éloges, le terrible expiant tes succès, et les conseils par lesquels je termine mon épître, n'aient contristé le cœur de cet illustre vieillard, dont l'attendrissement paternel, pour la personne qu'il vient d'établir, m'a vraiment pénétré l'âme. Les larmes roulaient dans ses yeux en nous parlant de Belle et Bonne, c'est ainsi qu'il la nomme; et, en faisant opposition de ses grâces naïves à celles de madame du Barri, qui venait de le quitter. Je suis donc sorti du cabinet de cet étonnant vieillard me reprochant un peu d'avoir hasardé une leçon à un homme de quatre vingt quatre ans, et m'intéressant beaucoup plus à lui que lorsque je suis entré. Aussi lui ai-je envoyé une petite lettre et une autre vingtaine de vers, pour réparer la fin sévère et moralisante des premiers. J'y fais l'éloge de sa Belle et Bonne, en effet très séduisante. Cependant, le ton de la première pièce a plu extrêmement au public, et peut être a t-il mieux servi m. de Voltaire, que tout le plat encens de sacristie dont il a été enfumé par la foule des rimailleurs.
Heureux et mille fois heureux celui qui a su aux talens sublimes joindre dans tous les temps la sagesse et la vertu! Il jouit d'une considération sans reproche et sans nuage. Pour mon bonheur, tout cela existe dans le peintre inimitable de la nature; et c'est lui seul qui jouit sans réserve de l'admiration mêlée de respect et de tendresse que lui a vouée, pour la vie,
Son très humble et très obéissant serviteur,
Le Brun