1778-01-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Louis Claude Marin.

Il y a trois mois, mon ancien ami, que je n'ai pas un moment à moi.
Les mariages, les Colonies, les affaires, les maladies, les travaux forcés, ont accablé un vieillard de quatre vingt quatre ans. Je n'ai pu vous dire encor combien je vous suis obligé d'avoir pensé à moi. Si j'avais pu disposer de mon corps et de mon âme, je serais venu causer avec vous à Paris, j'aurais même été jusqu'en Normandie, me présenter à un homme qui ne devait pas être en Normandie, et de qui j'avais attendu de grandes choses pour toutes les provinces du roiaume.

Je ne sçavais pas que l'homme que j'ai marié fût votre ami. Je vous en félicite tout deux. Nous avons eu un Provençal que je crois de vos amis aussi, puisqu'il est vôtre compatriote. Il est de l'académie de Marseille, et par conséquent j'imagine qu'il est nôtre confrère. Il est comme vous aimable et serviable. Il me fait venir tout ce qu'il y a de précieux dans vôtre belle province qu'on appelle la gueuse parfumée, et on ne m'envoie de Paris que des livres insipides, et des brochures impertinentes. La canaille se mêle de vouloir avoir de l'esprit, elle fait taire les honnêtes gens et les gens de goût. Vous buvez la lie du détestable vin produit dans le siècle qui a suivi le siècle de Louis 14. Si j'avais quelques bouteilles de l'ancien temps, je voudrais les boire avec vous.

Conservez moi du moins votre amitié consolante, soit qu'il me faille bientôt renoncer à tous les siècles, en finissant ma longue carrière, soit que je respire encor quelques jours, en fesant quelques imprécations contre le siècle où je suis né.

V.