1766-05-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Joseph Michel Antoine Servan.

Enfin, Monsieur, on a retrouvé Moÿse sous un tas de fumier, et il est sauvé des mains des muletiers comme de celles de Pharaon.
Les conjectures sur la Genèse sont actuellement dans ma bibliothèque; mais je vous assure que je fais plus de cas du discours que vous avez eu la bonté de m'envoier. L'auteur a dû se complaire dans son œuvre, et voir que cela était bon; mais il est trop modeste pour le dire, et moi je suis trop véridique pour lui cacher ce que j'en pense.

Je vous demande en grâce, Monsieur, de vouloir bien honorer mon petit cabinet de livres de tout ce qui partira de vôtre plume. J'ai des recueils qui assurément ne vaudront pas celui là. Je vous avouerai franchement que je ne connais parmi les discours prononcés au parlement de Paris, rien qui mérite d'être lu excepté peut être un ou deux discours de mr D'Aguesseau; tout ce qu'on a fait depuis lui est sec et mal écrit; tout ce qu'on a fait auparavant est de l'éloquence de Thomas Diafoirus. J'ai déjà eu l'honneur de vous dire qu'en qualité de provincial j'aimais fort à voir le bon goût renaitre en province. Vous et moi nous sommes allobroges. Je m'intéresse à vos succez comme compatriote, et en cette qualité je vous demande la continuation de vos bontés. Autrefois la cour donnait le ton à Paris, et Paris aux provinces. Il me parait que c'est à présent tout le contraire, à cela près qu'il n'y a plus de ton à Versailles. Je ne suis pas, au reste, comme les autres vieillards qui vantent toujours ce qu'ils ont vu dans leur jeunesse. Je vous jure que je n'ai vu que des sotises. Le bon temps était le siècle de Louïs 14 dont je n'ai bu que la lie. Cependant, il faut être juste; j'avoue qu'il n'y a en France aujourd'hui aucun grand talent, dans quelque genre que ce puisse être, pas même à l'opéra comique qui est devenu le spectacle de la nation; mais en récompense il y a beaucoup de philosophie, le monde est plus éclairé, la superstition est bannie chez tous les honnêtes gens, et voilà ce qui me console.

Soiez toujours, Monsieur, ma plus grande consolation, et comptez sur la tendre et respectueuse estime de

V.

Dès qu'il paraîtra quelque chose de curieux j'aurai l'honneur de vous l'adresser.