1766-04-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Joseph Michel Antoine Servan.

La Lettre dont vous m'honorez, Monsieur, m'est prétieuse par plus d'une raison; je vois les progrès que l'esprit, l'éloquence et la philosophie ont faits dans ce siècle.
On n'écrivait point ainsi autrefois; et à présent les avocats généraux des provinces laissent bien loin derrière eux ceux de la capitale. J'ai remarqué que dans l'affaire des Jesuites ce n'est qu'en province qu'on a écrit éloquemment. C'est aussi en se formant le goût qu'on s'est défait des préjugés. Je ne parle pas de Toulouse où le fanatisme règne encore, et où le bon goût est inconnu malgré les jeux floraux; mais l'esprit de la jeunesse commence à s'ouvrir à Toulouse même. La France arrive tard, mais elle arrive. Elle combat d'abord la circulation du sang, la gravitation, la réfrangibilité de la lumière, l'inoculation; elle finit par les admettre. Nous ne sommes d'ordinaire ni assez profonds, ni assez hardis. Nôtre magistrature a bien osé combattre quelques prétentions des papes, mais elle n'a jamais eu le courage de les attaquer dans leur source. Elle s'oppose à quelques irrégularités, mais elle souffre qu'on paie quatre vingt mille francs à un prêtre italien pour épouser sa nièce; elle tolère les annates. Elle voit sans réclamer, que les sujets du roi s'intitulent Evêques par la permission du St Siège. Enfin, elle a accepté une bulle qui n'est qu'un monument d'insolence et d'absurdité. Elle a été assez courageuse et assez heureuse pour saisir l'occasion de chasser les jésuites; elle ne l'est pas assez pour empêcher les moines de recevoir des novices avant l'âge de trente ans. Elle souffre que les capucins et les recolets dépeuplent les campagnes, et enrôlent nos jeunes laboureurs.

Nous sommes bien au dessous des Anglais sur terre comme sur mer; mais il faut avouer que nous nous formons. La philosophie fait luire un jour nouveau; il parait, Monsieur, qu'elle vous a rempli de sa lumière. Comptez qu'elle fait beaucoup de bien aux hommes. Orphée, dites vous, n'amolissait pas les pierres qu'il faisait danser; non, mais il adoucissait les Tigres, mulcentem Tigres et agentem carmine quercus. La philosophie fait aimer la vertu en faisant détester le fanatisme; et si je l'ose dire, elle venge Dieu des insultes que lui fait la superstition.

J'attends avec impatience vôtre présent de Moÿse, dont je vous fais mes très humbles remerciements. Je Soupçonne que c'est un petit plagiat, un vol fait au livre de Gaumin imprimé en Allemagne il y a cent ans; mais il y aura sûrement des choses utiles. Plus on fouille dans l'antiquité, plus on y retrouve les matériaux avec lesquels on a bâti un étrange édifice. Depuis le bouc émissaire, et la vache rousse jusqu'à la confession et l'eau bénite vous savez que tout est paien. Sursum corda ite missa est, sont les formules des mistères de Cerès. Toute l'histoire de Moÿse est prise mot pour mot de celle de Bachus. Nous n'avons été que des fripiers qui avons retourné les habits des anciens.

Le petit livre de la prédication est de L'abbé Coyer qui voulait mettre dans les boutiques les Montmorencis et les Chatillons, et qui veut à présent que nous aions des censeurs aulieu de prédicateurs, ou plutôt qui ne veut que s'amuser.

Je vous envoie, Monsieur, un petit mot du Roi de Prusse qui ne plaira pas à la jurisdiction ecclésiastique. Si vous n'avez pas la philosophie de l'histoire j'aurai l'honneur de vous la faire tenir, ainsi que tous les petits ouvrages qui pouront paraître.

Je suis pénétré de vôtre souvenir autant que je le suis de vôtre mérite. J'ignore si vous resterez sur le théâtre de Grenoble; mais vous rendrez toujours grand celui où vous paraîtrez. Je vous demande la continuation de vos bontés.

J'ai l'honneur d'être avec respect, Monsieur, vôtre très humble et très obéïssant serviteur

V.

Pardonnez monsieur à un pauvre malade s'il n'a pu vous écrire de sa main.