[c. 25 April 1761]
Votre procédé, Monseigneur le duc, est de l'ancienne chevalerie; vous vous exposez pour sauver un homme qui s'est mis en péril à votre suitte.
Mais la petite erreur dans laquelle vous m'avez induit, sert à déploier votre profonde érudition. Peu de grands fauconiers auraient déterré les sermones festivi, imprimé en 1502, et réimprimés en 1515. Raillerie à part, vous faittes une action digne de vôtre belle âme, en vous mettant pour moi à la brèche.
Vous me disiez dans vôtre première Lettre qu'Urseus Codrus, était un grand prédicateur; vous m'apprenez dans vôtre seconde que c'était un grand libertin, mais qu'il n'était pas cordelier. Vous demandez pardon à st François d'Assise, et à tout l'ordre séraphique, de la méprise où je suis tombé. Je me joins à vous, et je prends sur moi la pénitence; mais il reste toujours très véritable, que les mistères représentés à l'hôtel de Bourgogne, étaient beaucoup plus décents que la plus part des sermons de ce temps. C'est sur ce point que roule la question.
Mettons qui nous voudrons à la place d'Urseus Codrus, et nous aurons raison. Il n'y a pas un mot dans les mistères qui révoltent la pudeur et la piété. Quarante associés qui font, et qui joüent des pièces saintes en français, ne peuvent s'accorder à déshonorer leurs pièces, par des indécences qui révolteraient le public, et qui feraient fermer leur Théâtre. Mais un prédicateur ignorant, qui travaille seul, qui ne rend compte à personne de son ouvrage, qui n'a nul usage des bienséances, peut mêler dans son discours quelques sottises, surtout quand il les prononce en Latin.
Tels étaient, par éxemple, les sermons du cordelier Maillard, que vous avez sans doute dans vôtre bibliothèque. Vous verrez dans son sermon du jeudy de la seconde semaine de Carême, qu'il apostrophe ainsi les femmes des avocats qui portent des habits garnis d'or, Vous dites que vous étes vètües suivant vôtre état, à tous les diables vôtre état, et vous mêmes mesdemoiselles. Vous me direz peut être, nos maris ne nous donnent point de si belles robes, nous les gagnons de la peine de nôtre corps, à trente mille diables la peine de vôtre corps, mesdemoiselles.
Je ne vous répète que ce trait de frère Maillard, pour ménager votre pudeur, mais si vous voulez vous donner le soin d'en chercher de plus forts dans le même auteur, vous en trouverez de dignes d'Urseus Codrus. Frère André et Menotétaient fort fameux pour ces turpitudes. La chaire, à la vérité, n'était pas toujours souillée par des obscénités; mais longtemps les sermons ne valurent pas mieux que les mistères de l'hôtel de Bourgogne.
Il faut avouer que les prétendus réformés de France, furent les premiers qui mirent quelque raison dans leurs discours, parce qu'on est obligé de raisonner quand on veut changer les idées des hommes. Cette raison était encore bien loin de l'éloquence. La chaire, le barrau, le Théâtre, la philosophie, la Littérature, la théologie, tout chez nous fut à quelques exceptions près fort au dessous des pièces qu'on joue aujourd'hui à la foire.
Le bon goût, en tout genre, n'établit son empire que dans le siècle de Louïs 14. C'est là ce qui me détermina, il y a longtemps, à donner une légère esquisse de ce temps glorieux et vous avez remarqué que dans cette histoire, c'est le siècle qui est mon héros, encore plus que Louïs 14 lui même, quelque respect et quelque reconnaissance que nous devions à sa mémoire.
Il est vrai qu'en général nos voisins ne valaient guères mieux que nous. Comment s'est-il pu faire que l'on prêchât toujours et que l'on prêchât si mal! Comment les Italiens qui s'étaient tirés depuis si longtemps de la barbarie en tant de genres, ne fussent pour la plupart dans la chaire que des arlequins en surplis; tandis que la Jerusalem du Tasse égalait l'Iliade, que L'Orlando furioso surpassait l'Odissée? que le pastor fido n'avait point de modèle dans l'antiquité, et que les Raphaëls et les Pauls Véronèse exécutaient réellement ce qu'on imagine des Zeuxis, et des Appelles?
Il n'est pas, Monseigneur le Duc, que vous n'aiez lu le concile de Trente, il n'y a pas de Duc & Pair (à ce que je pense) qui n'en lise quelque session tous les matins. Vous avez remarqué le sermon de l'ouverture du concile par L'Evêque de Bitonto.
Il prouva premièrement, que le concile est nécessaire parce que plusieurs conciles ont déposé des rois et des Empereurs. Secondément, parce que dans l'Enéide Jupiter assemble le concile des dieux. Troisièmement, parce qu'à la création de l'homme, et à l'aventure de la tour de Babel, Dieu s'y prit en forme de concile. Il assure ensuitte que tous les prélats doivent se rendre à Trente comme dans le cheval de Troye: enfin, que la porte du Paradis et celle du concile est la même, que l'eau vive en découle, et que les pères doivent en arroser leurs cœurs comme des terres sèches; faute de quoi, le st esprit leur ouvrira la bouche comme à Balaam et à Caïfe.
Voilà ce qui fut prêché devant les états généraux de la chrétienté. Le sermon de st Antoine de Padoüe, aux Poissons, est encor plus fameux en Italie, que celui de mr de Bitonto. On pourait donc excuser nôtre frère André et notre frère Garasse, et tous nos giles de la chaire du 16e et 17e siècle s'ils n'ont pas mieux valu que nos maîtres les Italiens.
Mais quelle était la source de cette grossièreté absurde si universellement répandue en Italie du temps du Tasse; en France du temps de Montagne, de Charon et du chancelier de l'Hopital; en Angleterre dans le siècle du chancelier Bacon? Comment ces hommes de génie, ne réformaient ils pas leur siècle? Prenez vous en aux collèges qui élevaient la jeunesse, et à l'esprit monacal et théologal, qui mettait la dernière main à notre barbarie que les collèges avaient ébauchée. Un génie tel que le Tasse lisait Virgile, et produisait la Jérusalem. Un Machiavel lisait Térence et faisait la Mandragore. Mais quel moine, quel curé, lisait Cicéron et Démosthène? Un malheureux écolier, devenu imbécile, pour avoir été forcé pendant quatre ans, d'apprendre par cœur Jean Despautère, et ensuite devenu fou pour avoir soutenu thèse sur l'universel de la part de la chose, et de la pensée, et sur les cattégories, recevait en public son bonnet et ses lettres de démence, et s'en allait prêcher devant un auditoire, dont les trois quarts étaient plus imbéciles que lui, et plus mal élevés.
Le peuple écoutait ces farces théologiques le cou tendu, les yeux fixes et la bouche ouverte, comme les enfants écoutent des contes de sorciers, et s'en retournait tout contrit. Le même esprit qui le conduisait aux facéties de la mère sotte, le conduisait à ces sermons, et on y était d'autant plus assidu qu'il n'en coûtait rien.
Ce ne fut guères que de temps de Coeffetau et de Balzac, que quelques prédicateurs osèrent parler raisonnablement, mais ennuieusement, et enfin, Bourdaloue fut le premier en Europe qui eut de l'éloquence en chaire. Je raporterai encor icy le témoignage de Burnet, Evêque de Salisburi, qui dans ses mémoires, dit, qu'en voyageant en France, il fut étonné de ces sermons, et que Bourdaloue réforma les prédicateurs d'Angleterre, comme ceux de France.
Bourdaloue fut presque le Corneille de la chaire (si l'on ose dire) comme Massillon en a été depuis le Racine; non que j'égale un art profane à un saint ministère; ni que j'égale non plus la difficulté médiocre de faire un bon sermon, à la difficulté prodigieuse de faire une bonne Tragédie. Mais je dis que Bourdaloue porta la force du raisonnement dans l'art de prêcher, comme Corneille l'avait portée dans l'art dramatique, et que Massillon s'étudia à être aussi élégant en prose, que Racine l'était en vers.
Il est vrai qu'on reprocha quelquefoisà Bourdaloüe, comme à Corneille, d'être un peu trop avocat, de vouloir quelquefois trop prouver, au lieu de toucher, et de donner quelquefois de mauvaises preuves. Massillon, au contraire, crût qu'il valait mieux peindre et émouvoir; il imita Racine autant qu'on peut l'imiter en prose; en prêchant pourtant (comme de raison) que les auteurs dramatiques sont damnés. Son stile est pur, ses peintures sont attendrissantes. Relisez ce morceau sur l'humanité.
'Hélas! s'il pouvait être quelquefois permis d'être sombre, bizarre, chagrin, à charge aux autres et à soi-même, ce devrait être à ces infortunés que la misère, les calamités, les nécessités domestiques, et tous les plus noirs soucis environnent, ils seraient bien plus dignes d'excuse, si portant déjà le deuil, l'amertume, le désespoir souvent dans le cœur, ils en laissaient échaper quelques traits au dehor. Mais faut-il que les grands, les heureux du monde à qui tout rit, et que les joyes et les plaisirs accompagnent partout, prétendent tirer de leur félicité même un privilège qui excuse leurs chagrins bizarres et leurs caprices? Qu'il leur soit permis d'être fâcheux, inquiets, inabordables, parce qu'ils sont plus heureux? qu'ils regardent comme un droit acquis à la prospérité, d'accabler encor du poids de leur humeur, des malheureux qui gémissent déjà sous le joug de leur autorité, et de leur puissance?'
Souvenez vous ensuitte de ce morceau de Britanicus:
Je crois voir dans la comparaison de ces deux morceaux, le disciple qui tâche de lutter contre le maître. Je vous en montrerais vingt exemples, si je ne craignais d'être long.
Massillon et Cheminais savaient Racine par Cœur, et déguisaient ces vers dans leur prose. C'est ainsi que plusieurs prédicateurs venaient apprendre chez Baron l'art de la déclamation, et rectifiaient ensuite le geste du comédien, par le geste de L'orateur sacré. Rien ne prouve mieux que tous les arts sont frères quoi que les artistes soient bien loin de l'être.
Le malheur des sermons, c'est que ce sont des déclamations dans lesquelles on dit souvent le pour et le contre. Le même homme qui dimanche dernier assurait qu'il n'y a point de félicité dans la grandeur, que les couronnes sont d'épine, que les cours ne renferment que d'illustres malheureux, que la joye n'est répandüe que sur le front du pauvre, prêche le dimanche suivant, que le peuple est condamné à l'affliction et aux larmes, et que les grands de la terre sont plongés dans des délices dangereuses.
Ils disent dans l'avent, que Dieu est sans cesse occupé du soin de fournir à tous nos besoins; et en carême que la terre est maudite. Ces lieux communs les mènent jusqu'au bout de l'année par des phrases fleuries.
Les prédicateurs en Angleterre, ont pris un autre tour qui ne nous conviendrait guères; le livre de la métaphisique la plus profonde, est le recueil des sermons de Clarke; on dirait qu'il n'a prêché que pour des philosophes; encore ces philosophes auraient pu lui demander à chaque période un long éclaircissement, et le Français à Londres à qui on ne prouve rien, aurait bientôt laissé là le prédicateur. Son recueil a fait un excellent livre, quell peu de gens sont capables d'entendre.
Quelle différence entre les temps, et entre les nations! et qu'il y a loin de frère Garasse, et de frère André, aux Clarkes et aux Massillons!
Dans l'étude que j'ai faitte de l'histoire, j'en ai toujours tiré ce fruit, que le temps où nous vivons est de tous les temps le plus éclairé, malgré nos mauvais livres, comme il est le plus heureux, malgré quelques calamités passagères. Car quel est l'homme de Lettres qui ne sache que le bon goût n'a été le partage de la France, qu'à commencer au temps de Cinna et des provinciales? et quel est l'homme un peu versé dans nôtre histoire, qui puisse assigner un temps plus heureux depuis Clovis, que le temps qui s'est écoulé depuis que Louis 14 commença à régner par lui même, jusqu'au moment où j'ai l'honneur de vous parler? Je défie l'homme de la plus mauvaise humeur de me dire quel siècle il voudrait préférer au nôtre?
Il faut être juste: il faut convenir, par exemple, qu'un géomètre de vingtquatre ans en sait beaucoup plus que Descartes; qu'un vicaire de paroisse prèche plus raisonnablement que le grand aumônier de Louïs douze. La nation est plus instruitte, le stile en général est meilleur, par conséquent les esprits sont mieux faits aujourd'hui qu'ils ne l'étaient autrefois.
Vous me direz, M: que nous sommes à présent dans la décadence du siècle, et qu'il y a beaucoup moins de génie et de talents que dans les beaux jours de Louïs 14. Oui, le génie a baissé nécessairement, mais les lumières se sont multipliées. Mille peintres médiocres du temps de Salvatorroze, ne valaient pas Raphaël et Michel Ange. Mais ces mille peintres médiocres, que Raphael et Michel Ange avaient formés, composaient une Ecole infiniment supérieure à celle que ces deux grands hommes trouvèrent établie de leur temps. Nous n'avons àprésent, sur la fin de nôtre siècle, ni de Massillon, ni de Bourdaloüe, ni de Bossuet, ni de Fenelon; mais le plus ennuieux de nos prédicateurs d'aujourd'hui, est un Démosthène, en comparaison de tous ceux qui ont prêché depuis St Remi, jusqu'au frère Garasse.
Il y a plus de distance de la moindre de nos Tragédies, aux pièces de Jodelle, que de l'Athalie de Racine aux Macchabées de La Motte, et au Moÿse de l'abbé Nadal. En un mot, dans tous les arts de l'esprit, nos artistes valent moins qu'au commencement du grand siècle, et dans ses beaux jours; mais la nation vaut mieux. Nous sommes inondés à la vérité, de brochures, & la mienne se mêle à la foule; c'est une multitude prodigieuse de moucherons et de chenilles, qui prouve l'abondance des fruits et des fleurs; vous ne voiez pas de ces insectes dans une terre stérile; et remarquez que dans cette foule immense de ces petits écrits, tous effacés les uns par les autres, et tous précipités au bout de quelques jours dans un oubli éternel, il y a souvent plus de goût et de finesse, que vous n'en trouveriez dans tous les livres écrits avant les Lettres provinciales.
Voilà l'état de nos richesses de l'esprit, comparées à une indigence de plus de douze cents années.
Si vous éxaminez à présent nos mœurs, nos loix, nôtre gouvernement, nôtre société, vous trouverez que mon compte est juste. Je datte depuis le moment où Louïs 14 prit en main les rênes; et je demande au plus acharné frondeur, au plus triste panégiriste des temps passés, s'il osera comparer le temps où nous vivons, à celui où l'archevêque de Paris portait au parlement un poignard dans sa poche? Aimera t'il mieux le siècle précédent, où l'on tuait le premier ministreà coup de pistolet, & où l'on condamnait sa veuve à être brûlée comme sorcière? Dix ou douze années du grand Henry 4 paraissent heureuses après quarante ans d'abominations et d'horreurs, qui font dresser les cheveux. Mais pendant ce peu d'années que le meilleur des princes emploiait à guérir nos blessures, elles saignaient encor de tous côtés. Le poison de la ligue infectait encor les esprits, les familles étaient divisées, les mœurs étaient dures, le fanatisme régnait partout hors à la cour, le commerce commençait à naître, mais on n'en goûtait pas encore les avantages, la société était sans agréments, les villes sans police, toutes les consolations de la vie manquaient en général aux hommes.
Remontez à travers cent mille assassinats commis au nom de dieu sur les débris de nos villes en cendres, jusqu'au temps de François 1er , vous voiez l'Italie teinte de nôtre sang, un roi prisonnier à Madrid, les ennemis au milieu de nos provinces.
Le nom de père du peuple est resté à Louis 12, mais ce père eut des enfans bien malheureux, et le fut lui même. Chassé de l'Italie, duppé par le Pape, vaincu par Henri 7, obligé de donner de l'argent à son vainqueur pour épouser sa sœur, il fut bon roy d'un peuple grossier, pauvre, et privé d'arts et de manufactures. Sa capitale n'était qu'un amas de maisons de paille et de plâtre, près que toutes couvertes de chaume. Il vaut mieux, sans doute, vivre sous le bon roy d'un peuple éclairé et opulent, quoi que malin et raisonneur.
Plus vous vous enfoncez dans les siècles précédents, plus vous trouvez tout sauvage; et c'est ce qui rend nôtre histoire de France si dégoûtante, qu'on a été obligé d'en faire des abrégés chronologiques à colonnes, où tout le nécessaire se trouve, et où l'inutile seul est omis pour sauver l'ennui d'une Lecture insuportable, à ceux de nos compatriotes qui veulent sçavoir en quelle année la Sorbonne fut fondée; et aux curieux qui doutent si la statüe Equestre qui est dans la cathédrale Gothique de Paris, est de Philippe de Valois, ou de Philippe le bel.
Ne dissimulons point; nous n'éxistons que depuis environ six vingt ans. Lois, police, discipline militaire, commerce, marine, beaux arts, magnificence, esprit, goût, tout commence à Louis XIV et plusieurs avantages se perfectionent aujourd'huy. C'est-là ce que j'ai voulû insinüer en disant que tout était barbare chez nous auparavant; et que la Chaire l'était comme tout le reste. Urseus Codrus ne valait pas trop la peine que je vous parlasse longtemps de lui; mais il m'a fourni ces réflexions que je crois utiles. Il faut tâcher de tirer parti de tout.
NB: Dans l'éloge que je viens de faire de ce siècle dont je vois la fin, je ne prétends point du tout comprendre le libraire qui a imprimé L'appel aux nations, en faveur de Corneille et de Racine, contre Shakespear et Otwai; et j'avoüerai sans peine que Robert Etienne imprimait plus correctement que lui. Il a mis des certitudes pour des attitudes; profâne pour ancienne; vôtre sœur pour ma sœur, et quelques autres contresens qui défigurent un peu cette importante brochure. Comme c'est un procez qui doit être jugé à Pétersbourg, à Berlin, à Vienne, à Paris et à Rome, par les gens qui n'ont rien à faire, il est bon que les pièces ne soient pas altérées.