1777-11-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Gottlob Louis von Schönberg, Reichsgraf von Schönberg.

Monsieur,

Il faut d'abord vous dire que j'ai reçu la lettre dont vous m'aviez honoré de Strasbourg, du 13e 7bre, sept ou huit jours après que vous eûtes à notre grand regret quitté Ferney.

Je vous remercie aujourd'hui de celle du 19e 8bre. Elle a été d'une grande consolation pour moi dans les souffrances continuelles qui persécutent la fin de ma vie. Je n'ai quelquefois qu'un peu de gaieté naturelle à opposer à ces tribulations, ainsi qu'aux six Juifs qui m'ont traité comme un Amalécite, et aux Chrétiens qui me traitent comme un Juif. Je suis un peu aguerri au mal. J'avais contre moi tous les Musulmans dans lade guerre de la Russie contre les Turcs.

Je suis bien de votre avis, monsieur, sur le ministre dont vous me parlez, il est gai, dans le fond du cœur il est bon. Il ne m'aime pas parce qu'il m'a cru âme damnée de monsieur de Richelieu. Il est bien vrai que je serai damné et lui aussi; mais il se trompait très fort en croyant dans ce temps là que je me mêlais d'autre chose que de mes plaisirs. Je lui pardonne de tout mon cœur de s'être trompé mais je ne lui pardonne pas s'il veut un peu de mal à notre Académie parce qu'elle est libre. Le cardinal de Richelieu l'a créée avec cette liberté comme dieu créa l'homme. Il faut lui laisser son libre arbitre dont elle n'a jamais abusé. C'est un corps plus utile qu'on ne pense, en ne faisant rien, parce qu'il sera toujours le dépôt du bon goût qui se perd totalement en France. Il faut le laisser subsister comme ces anciens monuments qui ne servaient qu'à montrer le chemin.

Je m'attendais à voir chez moi le chevalier ou la chevalière d'Eon dont vous me parlez. Un gentilhomme anglais qui était à Londres son intime ami, et qui n'avait vu en lui que madelle D'Eon, m'avait leurré de cette espérance. J'ai été privé de cette amphibie. Quand on a eu l'honneur de faire sa cour à made de Blot et à made d'Ennery, on ne désire point de voir des êtres chimériques. Je me flatte que vous voudrez bien me mettre à leurs pieds comme je leur demanderai votre protection auprès de vous. Je suis pénétré de l'honneur qu'elles me font de se souvenir de moi.

Je ne croyais pas que mr de Foncemagne fût mon aîné Je le respectais assez déjà sans y joindre encore ce droit d'aînesse. Je lui recommande l'académie, si sa santé lui permet d'aller encore aux assemblées. C'est un des meilleurs esprits que j'aie jamais connus, quoiqu'il ait fait semblant de croire que le cardinal de Richelieu avait au moins quelque part à son malheureux testament. Il voulut plaire à feu madame la duchesse d'Aiguillon, et cela est bien pardonnable.

Conservez moi vos bontés, monsieur, si vous voulez faire passer quelques moments heureux au vieux malade de Ferney qui vous est attaché avec le plus tendre respect.