[30 October 1776]
Le patron se porte toujours à merveille pour son âge; il lit sans lunettes l'impression la plus fine; il a l'oreille un peu dure, en sorte que lorsqu'on fait quelque bruit, il est obligé de faire répéter, ce qui le fâche; car, quoiqu'il dise depuis vingt ans qu'il perd les yeux & les oreilles, il ne voudrait pas qu'on s'en aperçût.
C'est cette envie de paraître & de briller toujours qui fait qu'il n'aime pas à se trouver & à manger en grande compagnie; le babil des femmes surtout l'incommode, & leur conversation frivole & décousue l'ennuie. Il ne voit point de médecin; quand sa santé l'inquiète, il consulte ses livres. Il continue à se purger trois fois par semaine avec de la casse; il ne va à la garderobe que de cette manière. Il reste la plus grande partie de la journée au lit; il mange quelque chose quand il en a envie; il paraît le soir & soupe, mais pas toujours. Quelquefois sa casse le tracasse, & il se tranquillise. Il ne s'est pas beaucoup promené depuis que je suis ici. Il reste souvent en robe-de-chambre, mais il fait régulièrement chaque jour sa toilette de propreté, & les ablutions les plus secrètes, comme s'il attendait pour le soir quelque bonne fortune. Quand il s'habille, c'est ordinairement avec magnificence & sans goût; il met des vêtements qui ne peuvent aller ensemble; il a l'air d'un vrai vendeur d'orviétan.
Je n'ai plus trouvé le pere Adam chez lui; il l'a renvoyé, & lui fait une modique pension dans le voisinage où il demeure. Ce jésuite lui servait à faire sa partie aux échecs, & à feuilleter des livres pour des recherches dont avait besoin ce fécond écrivain. L'âge & les infirmités l'ont rendu impropre à ces fonctions. M. de Voltaire compare les hommes à des oranges, qu'on serre fortement pour en exprimer le jus, & dont on jette le marc ensuite comme inutile: pensée plus digne de Machiavel que de l'apôtre de l'humanité.
Il a décidément donné Ferney à mad. Denis, sa nièce. Il continue à augmenter ce lieu; il y a dépensé peut être cent mille francs cette année en maisons. Le théâtre est charmant, avec toutes les commodités possibles pour les acteurs & actrices.
Je juge que m. de Voltaire est fort mal servi par ses correspondants de Paris, puisqu'il ignorait même l'existence de la Fou….. Je suis le premier qui lui ait parlé de ce livre. Sa premiere question a été, y suis-je? Je lui ai répondu que nom, mais bien Rousseau. Ce qui l'a affligé, car il veut qu'on parle de lui, même en mal.