1776-10-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Félix Nogaret.

Tout le monde, monsieur, ne sera pas de votre avis.
La vieillesse et l'enfance déposent trop contre vous. Rousseau, le faiseur de stances, me revient en mémoire: il a fait un tableau assez vrai des maux qui nous affligent. La peine que vous vous êtes donnée, vous a fait tirer quelque parti d'une thèse que d'autres ont soutenue avant vous, et que j'ai combattue. Mon sentiment ne doit ni vous fâcher ni vous surprendre. Je ne changerai pas d'opinion, maintenant que je suis accablé par l'âge et par les infirmités. Si, dans un bon moment j'ai changé l'eau en vin, je l'oublie. J'aimerais assez qu'il ne fût pas question de ce miracle. Vous aurez des contradicteurs pour avoir soutenu sérieusement votre sentiment en prose. Le poème suffisait: je me suis amusé en le lisant, et je vous remercie.

Vous ne convenez point, dans vos notes, que Fréron soit un animal à longues oreilles; il m'a semblé pourtant, que c'était une vérité reconnue dans Paris. Prenez garde que c'est consentir à passer pour poltron, que de n'être point de cet avis: Auriculas asini Fr . . .rex habet. Ce qui le distinguera de ses confrères, dans la suite des siècles, ce sera la paire d'ailes dont monsieur Palissot l'a ingénieusement décoré. La qualification que je lui donne ne le prive point de son droit à l'immortalité. Qu'il soit immortel, j'y consens. Erostrate, Empédocle, Abraham Chaumeix, le père Fidèle et tant d'autres le sont aussi. Il ne faut pour cela qu'avoir fait de grandes balourdises, de grandes folies ou de grands crimes. On parlera éternellement de Ganimède et d'Antinoüs. Il en sera de même de Desfontaines et de Fréron, et ce sera pour eux un grand honneur. La monture de la sottise a sujet de se glorifier d'aller de pair un jour avec le favori de Jupiter et le mignon de l'empereur Adrien.

Vous avez sans doute fait d'autres élégies que celles qui terminent votre brochure. Ce genre vous est propre: vous pourrez vous trouver bien de ce qu'il a été négligé. Je ne vois avec vous, dans cette carrière, qu'un imitateur suranné, qui n'avait ni goût, ni esprit, ni jugement.

J'entends toujours parler avec plaisir de mon ami m. Mariette. Vous m'apprenez que vous travailliez avec lui dans le temps que nous prenions ensemble la défense des Calas; c'est une raison de plus pour que je vous estime . . . .

J'ai l'honneur d'être etc.