6e 8bre 1776, à Ferney
Grand homme vous même, Monsieur; mais je ne consentirai jamais que Shakespear en soit un si redoutable pour la France, et qu'on lui immole Corneille et Racine.
Je suis assez comme ceux qu'on appelle les insurgens d'Amérique, je ne veux point être l'esclave des Anglais. Je n'ai écrit à l'académie cette Lettre dont vous me faittes l'honneur de me parler que pour me justifier d'avoir été le premier panégiriste en France de la Littérature anglaise. Ce n'est pas ma faute si on a abusé des louanges que j'avais données aux bons auteurs de ce païs là, et si on a voulu me casser la tête avec l'encensoir même dont je m'étais servi pour les honorer. Ma Lettre était d'un bon Français qui combattait pour sa patrie, et qui ne voulait point que Paris fût subjugué par Londres.
Croiriez vous bien, Monsieur, que des gens charitables qui assistèrent à l'assemblée publique de la st Louis, allèrent répandre dans Versailles que ce petit écrit était un ouvrage contre la religion! On l'a dit à des personnes principales qui n'ont pas le tems de lire nos bagatelles académiques, et qui ont cru sérieusement cette calomnie absurde. Je crois que Madame Nekre était à l'académie ce jour là; elle doit aimer la Solemnité de la St Louis, elle y a vu couronner un beau panégirique du grand Colbert. Elle sçait s'il a été le moins du monde question de religion. Elle doit être bien étonnée de cette accusation nouvelle. Mais vous savez trop l'un et l'autre qu'il ne faut être étonné de rien, surtout dans le païs où vous êtes.
Aureste, je sais bien bon gré à ce Shakespear qui m'a valu, Monsieur, une charmante Lettre de vôtre part; elle m'a consolé dans les maladies cruelles dont je suis accablé sur la fin de ma vie. Made Denis qui de son côté a craint d'être attaquée de la poitrine, se disposait il y a un mois à faire un voiage à Paris pour demander de la santé à Monsr Tronchin. Je l'aurais accompagnée si j'en avais eu la force, et vous et Madame Neker vous auriez été un des premiers objets de ma course, mais je vois bien qu'il faudra que je meure sur les bords de vôtre Lac sans revoir ceux de la Seine. Nous sommes tout deux transplantés mais vous ut legatus, et moi un peu ut profugus.
Je vous suplie, Monsieur, vous et Madame Neker, de conserver un peu d'amitié pour ce vieillard de Ferney qui vous sera attaché à tout deux avec la plus respectueuse tendresse jusqu'au dernier moment de sa vie.
V.